mardi 6 juillet 2010

Désamorçons l’arme de la finance globaliste!

Rolf STOLZ:


L’homme ne vit pas seulement de pain. Mais il en vit! La vieille sentence qui veut que l’économie soit notre destin devient d’autant plus valide lorsqu’une chancelière, tout en dilettantisme, se révèle personnellement comme une fatalité. L’économie s’avère souvent alambiquée, pour le commun des mortels, elle est constituée d’arcanes mystérieuses. Même les grands fiscalistes et capitaines d’industrie ne peuvent la gérer que très partiellement. Pourtant aucune personne dotée de rationalité n’ira jusqu’à dire que l’économie est aussi peu influençable que la météo ou le tirage des numéros du loto.

Le citoyen lambda ne peut certes pas intervenir dans le déroulement de l’économie avec autant de poids et de capitaux que l’investisseur américain George Soros mais, malgré cela, il peut agir sur l’économie, du moins de manière indirecte ou graduelle par son engagement politique. Les fanatiques du monde unifié sous l’égide du globalisme lui diront qu’il n’y a plus possibilité, aujourd’hui, de gérer des économies limitées à une seule nation, dotées d’une forte dose d’autonomie. Cette affirmation impavide nous est assénée à longueur de journées malgré que le processus de la globalisation s’avère nettement contradictoire et incohérent et n’a pas pu créer, et ne créera pas, un monde globalisé à 100% .

Les prédicateurs qui nous annoncent le paradis néo-libéral, où il n’y aura plus que du profit à l’horizon, font usage d’un vieux truc de démagogue: ils posent l’équation entre un fait (l’imbrication mondiale par la globalisation) avec une idéologie très douteuse (celle du globalisme). La méthode ressemble à celle utilisée par les néo-staliniens: ceux-ci partent de la nécessaire orientation de l’économie vers l’action sociale pour mélanger cette nécessité à leurs idées fixes qu’ils baptisent socialisme. De cette manière, toute critique à l’encontre de leurs utopies est jugée comme l’expression d’une “absence de coeur”.

A la base du globalisme se trouve une idée dépourvue de tout développement dialectique potentiel, une idée qui veut que des ensembles économiques de plus en plus grands et de plus en plus centralisés soient une valeur en soi, que tout doit absolument être exportable, importable ou achetable et qu’un gouvernement mondial tout-puissant constitue à terme l’objectif le plus élevé à atteindre. Dans les faits, selon les tenants de cette idéologie globaliste, les Etats nationaux démocratiques, et avec eux, la démocratie en soi, devraient être réduits à exercer les seules fonctions restantes, celles qui ne relèvent pas de l’économie et sont dès lors posées comme mineures ou subalternes, non génératrices de profits. Deux camps s’opposent: ceux qui, via l’eurocratie installée à Bruxelles, via Wall Street et la Banque Mondiale, veulent faire éponger par les peuples l’éclatement de la bulle spéculative; et ceux qui entendent organiser la résistance des nations et des autonomies humaines contre le pillage des hommes, des matières premières et de la biosphère. “Nous nous sommes approchés très très près d’une implosion totale et globale de la sphère financière” a déclaré Bernanke, chef de la banque d’émission américaine lors de la débâcle de Lehman-Brothers. Ou bien les Etats parviendront à désamorcer les bombes atomiques financières qui menacent de nous exploser au nez ou bien celles-ci nous éclateront à la figure lors des prochaines guerres économiques.

Rolf STOLZ.

(article paru dans “Junge Freiheit”, Berlin, n°26/2010).

Rolf Stolz fut l’un des co-fondateurs du mouvement des “Verts” allemands. Il vit aujourd’hui à Cologne et exerce le métier de journaliste libre de toute attache.



dimanche 4 juillet 2010

Aristote au mont saint Michel

« Aristote au mont Saint-Michel : Les racines grecques de l'Europe chrétienne » de Sylvain Gouguenheim

Ex: http://www.polemia.com/

gouguenheim.jpgL’ouvrage de Sylvain Gouguenheim, divisé en cinq chapitres, aborde dans l’introduction la question de la situation respective de l’Orient et de l’Occident. Il fait le point sur la survivance de la Grèce dans le vaste empire romain, devenu chrétien byzantin, où les Chrétiens s’étaient divisés en plusieurs Eglises, Nestoriens en Perse de langue syriaque, Jacobites en Syrie de langue syriaque, Melkites en Egypte et Syrie de langue grecque, Coptes en Egypte de langue issue de l’ancien parler pharaonique. Quant au monde oriental, l’hellénisme prit sa source dans l’Antiquité tardive, les auteurs néoplatoniciens plutôt que par la redécouverte du classicisme athénien. Ensuite sont passées en revue les deux opinions courantes, admises de nos jours bien que contradictoires :

  • 1° procédant d’une confusion entre les notions d’« arabe » et de « musulman », la dette grecque de l’Europe envers le monde arabo-musulman aurait repris le savoir grec et, le transmettant à l’Occident, aurait provoqué le réveil culturel de l’Europe ;
  • 2° procédant toujours de la même confusion, les Musulmans de l’époque abbasside (l’«Islam des lumières »), dans leur fébrilité pour la recherche, auraient découvert l’ensemble de la pensée grecque qu’ils auraient traduite en arabe, avant de la transmettre à l’Europe par le truchement de l’Espagne par eux occupée puis libérée. Parallèlement, la Chrétienté médiévale serait demeurée en retard, plongée dans un âge d’obscurantisme.

Byzance, réservoir du savoir grec

Or Byzance, la grande oubliée des historiens de l’héritage européen, fut le réservoir du savoir grec, qu’elle diffusa dans toutes ses possessions italiennes comme à Rome où la connaissance de la langue grecque n’avait jamais disparu.
Dans un premier chapitre, l’auteur étudie la permanence de la culture grecque, relayée à ses débuts par le Christianisme d’expression grecque (Evangiles et premiers textes). En outre, dès le Ve siècle, Byzance connut une grande vague de traductions du grec en syriaque, opérées par les Chrétiens orientaux, faisant coexister la foi au Christ et la paideia antique, véhiculée ensuite par des auteurs tels que Martianus Capella et Macrobe, comme l’a fort bien démontré A. Vernet, par les traductions et commentaires de Platon, composés par Calcidius (cosmologie) dès les années 400, et d’Aristote, composés par Boèce (logique et musique). La pensée grecque est aussi présente chez les Pères, chez les prélats d’Italie du sud, grands intellectuels, importée aussi par les Grecs syriaques chassés d’Orient par l’iconoclasme byzantin et par la conquête arabe, pour ne parler que des manuscrits apportés d’Orient en Sicile (Strabon, Don Cassius…), comme le démontrent les travaux de J. Irigoin : autant de régions de peuplement et de culture grecque, noyaux de diffusion à travers toute l’Europe.
• La conquête musulmane de la Sicile (827) porta un coup dur à ce mouvement : monastères et bibliothèques incendiés ou détruits, habitants déportés en esclavage, dont les rescapés vont en Campanie ou dans le Latium pour y fonder des abbayes (Grotta Ferrata). Les reconquêtes byzantines puis normandes restaureront la tradition hellénique.
• A Rome, qui avait connu une forte immigration de Grecs et de Levantins fuyant les persécutions perses et arabes, tous les papes, entre 685 et 752, seront grecs ou syriaques, et fonderont des monastères grecs. Pendant des siècles des artistes byzantins (fondeurs de bronze, mosaïstes) viennent en Italie, appelés par de grands prélats, pour orner cathédrales et abbatiales. En Germanie, la cour de l’empereur Otton II, époux de Théophano, ouvre une période de renaissance de la langue et de la culture grecques. Puis son fils Otton III attirera beaucoup de Grecs venus d’Italie du sud, qui occuperont des sièges importants dans l’Empire et l’Eglise (dont l’un des plus célèbres est Rathier de Vérone), y apportant souvent des textes de mathématique et d’astronomie : parmi eux Siméon l’Achéen, militaire byzantin, qui combattit aux côtés de Guillaume le Libérateur à La Garde-Freinet, libérant ainsi définitivement la Provence de l’invasion musulmane. Les élites du Maghreb, juifs et chrétiens, s’enfuient et se réfugient en Espagne.
• En France , les contacts entre Francs et Byzantins s’intensifient avec Pépin le Bref. Les Carolingiens reçoivent des manuscrits d’Aristote et de Denys l’Aréopagite. Leur entourage compte nombre d’hellénistes. Charlemagne lui-même comprenait le grec. Sous Louis le Pieux deux ambassades byzantines (824 et 827) apportent le corpus du Pseudo-Denys, que traduisit l’abbé de Saint-Denis, Hilduin, même si cette traduction passe pour avoir été fort médiocre ; traduction que l’empereur Charles le Chauve devra charger le savant helléniste Jean Scot Erigène, auteur lui-même de poèmes en grec, de réélaborer

Les centres de diffusion de la culture grecque en Europe

L’exposé sur les centres de diffusion de la culture grecque en Europe dans les siècles postérieurs est trop long et répétitif : les princes normands de Sicile encouragèrent le monachisme grec, et l’on pourrait ajouter que leur chancellerie expédiait leurs actes en quatre langues, grec, latin, arabe, normand. A Rome, le haut clergé parle grec. Le Latran, riche d’une immense bibliothèque, diffuse partout des œuvres grecques. Anastase le bibliothécaire, helléniste réputé, fut ambassadeur à Byzance. De Rome, la langue et la culture grecques se diffusèrent dans les pays anglo-saxons : Bède le Vénérable (+ 735) lisait le grec ; Aldhelm de Canterbury (+709), d’une très haute culture classique, enseigna la langue grecque à saint Boniface. Quant à l’Irlande, grand foyer d’hellénisme, outre Jean Scot, ses savants diffusèrent leur savoir dans toute l’Europe du nord, jusqu’à Milan. Pour l’Espagne, la Catalogne surtout offre des textes d’Aristote et des néoplatoniciens, dans les manuscrits desquels on peut remarquer des alphabets et des essais de plume en grec : ajoutons que le même phénomème s’observe aussi dans nombre de manuscrits conservés en France.

L’auteur accorde un grand chapitre à la médecine, domaine dans lequel le rôle joué par les savants musulmans a été particulièrement exalté. Raymond Le Coz, dans son ouvrage Les chrétiens dans la médecine arabe (Paris, L’Harmattan, 2006) a fait justice de cette opinion. Il souligne lui aussi le rôle primordial des chrétiens du Proche-Orient : Nestoriens, Jacobites, Melkites, Coptes, qui traduisirent les textes grecs bien avant l’arrivée de l’Islam. R. Le Coz insiste sur l’héritage byzantin qui imposa les ouvrages de Galien, la place éminente de l’Ecole d’Alexandrie dont l’une des plus grandes figures est Oribase, auteur d’une encyclopédie en soixante-dix livres, rapportant en outre de nombreux textes de ses prédécesseurs. Cette école, brillant encore avec Ammonius (VI° s.) puis Jean Philipon, fut remplacée au VIIIe siècle par celle de Bagdad où Nestoriens et Jacobites transmettront, par leurs traductions en langue arabe, aux musulmans leurs connaissance du savoir grec. Les Nestoriens seront d’ailleurs les médecins des califes de Bagdad et donneront naissance à la figure du « philosophe médecin, souvent astronome, astrologue ou alchimiste, si caractéristique de tout le moyen-âge, arabe et occidental ». Chez les Latins, dès le VIe siècle et grâce à Cassiodore, on connait les travaux de Soranos, médecin grec d’Ephèse (II° s.), Hippocrate, Galien, Dioscoride et Oribase. Puis ces textes circulent dans les abbayes d’Italie du nord et du sud, où la pratique du grec ne cessa jamais : Salerne, le Mont-Cassin, de si brillante réputation que de hauts personnages du nord de l’Europe viennent s’y faire soigner, avec les œuvres de Garipontus et Petrocellus. Quant au célèbre Constantin l’Africain (+1087), sa biographie nous informe qu’il apprit la médecine à Kairouan ou au Caire : on ne peut donc savoir quelles ont été ses sources, bien que, selon Pierre Diacre, il aurait été aussi formé aux disciplines grecques d’Ethiopie : il traduisait directement du grec ou de l’arabe en latin.

Le XIIe siècle, renouveau des études à partir de sources antiques

S’attardant sur la Renaissance carolingienne, l’Académie du Palais de Charlemagne, sur Richer de Reims qui aurait enseigné la médecine grecque, Gouguenheim, suivant un plan chronologique un peu confus, dresse un tableau de la Renaissance du XII° siècle, où le renouveau des études puise à la source de la culture antique : traductions d’œuvres scientifiques d’optique, de mécanique dans toute l’Europe, impulsées par l’Ordre de Cluny et son abbé Pierre le Vénérable. Mais pour tous ces savants, peut-on affirmer qu’ils ont tous travaillé sur des traductions directes et que leurs connaissances sont en totalité indépendantes des travaux arabo-musulmans ?
La circulation directe des textes de Byzance en Italie, vers la France et l’Empire mériterait, pour ces époques, d’être mieux connue, mieux étudiée. Quoiqu’il en soit, grâce à la réforme grégorienne, au renouveau du droit, de la philosophie politique, de la pratique rénovée de la dialectique, partout en Europe et en toutes matières, on constate un regain de l’influence et de l’imitation de l’Antique, la pratique et la découverte de textes grecs et latins. L’abbé Suger de Saint-Denis ne faisait-il pas l’admiration de ses moines grecs parcequ’il récitait de mémoire plus de trente vers d’Horace ? On découvre le livre II de la Logique d’Aristote, l’harmonie du monde de Platon à travers l’étude de la nature (Guillaume de Conches, Hugues de Saint-Victor), des œuvres de Cicéron. La mythologie païenne sert de support à la méthode allégorique d’exégèse de l’Ecriture. L’activité de traduction s’intensifie à Tolède, Palerme, Rome, Pise, Venise, en Rhénanie, à Reims, Cluny, au Bec-Hellouin, au Mont-Saint-Michel. Les Antiques sont les géants de Bernard de Chartres. Tous ces faits sont bien connus et ils témoignent d’une ouverture extraordinaire au savoir antique grec et latin, mais ils ne constituent pas une preuve exclusive d’un transfert directe de cette culture d’orient en occident.
Dans un deuxième chapitre, l’auteur revient, de façon quelque peu redondante, sur la diffusion du savoir grec par Byzance et la chrétienté d’orient, du VIe au XIIe siècle, rappelant les voies et les hommes qui ont permis la continuité avec le monde occidental depuis l’époque classite que. Le chapitre III est la justification du titre de l’ouvrage : l’Europe a recherché elle-même, et non reçu passivement l’héritage antique, grâce aux moines de ses grandes abbayes qui en firent des traductions directes. L’auteur donne une place centrale à l’abbaye du Mont-Saint-Michel où Jacques de Venise, arrivé au début du XIIe siècle, traduisit du grec en latin de nombreux textes d’Aristote, bien avant les traductions faites à Tolède à partir de textes en arabe. Une antériorité sur laquelle on aurait aimé que l’auteur insistât davantage. Le séjour de Jacques de Venise au Mont-Saint-Michel est contesté par certains historiens. Robert de Torigny, abbé en 1154, témoignera seulement de lui comme traducteur et commentateur vers 1125, mais la présence de ses traductions dans des manuscrits de la bibliothèque d’Avranches n’est sans doute pas due au hasard. La question, au reste, est de peu d’importance : son œuvre demeure et fut largement diffusée, à Chartres, Paris, en Angleterre, à Bologne et à Rome. Jean de Salisbury, dans le Metalogicon, utilise pour la première fois tous les écrits de l’Organon, peut-être dans la traduction de Jean de Venise.

Arabité et islamisme

Le chapitre IV est consacré à la nature de la réception des textes grecs par les arabes musulmans. L’opinion commune leur attribue une appropriation totale du savoir grec. Or l’auteur met de nouveau en garde, comme le fait R. Le Coz pour la médecine, contre la confusion entre arabité et islamisme. Le « monde musulman », alors dominant, comportait beaucoup de savants chrétiens, juifs, sabéens, parmi lesquels nombreux étaient des Arabes, arabisés, Persans convertis. Or auparavant les Arabes furent mis en contact dès l’époque ummayyade avec le monde grec et lui furent hostiles. Une grande partie de l’élite byzantine prit la fuite. S’il n’est pas démontré que le calife Umar II a lui-même ordonné l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie, du moins est-ce bien lui qui mit un terme à l’enseignement des sciences dans cette ville, « décision tout à fait conforme à ce que l’on connait du personnage » (R. Le Coz). La destruction de centres de culture aussi célèbres que le Mont Athos, Vatopédi, les raids incessants lancés par les califes en Sicile, au Mont-Cassin, à Rome et jusqu’au nord de la Gaule, aux VIII et IXe siècles, suffisent, dit l’auteur, à « démontrer le peu de goût des peuples musulmans pour la civilisation greco-latine ». Quant à la tradition de la « Maison de Sagesse », qui aurait regroupé des savants de toutes confessions et toutes disciplines, elle repose sur un texte beaucoup plus tardif rapportant la vision d’Aristote qu’aurait eue en songe le calife Al-Mamun, dont la bibliothèque ne fut ouverte, selon le témoignage d’un Musulman, qu’aux spécialistes du coran et de l’astronomie. L’auteur insiste sur les difficultés d’une traduction du grec en arabe : pour la langue, la pensée, dont les musulmans font passer les mots au filtre du coran, le raisonnement, au service exclusif de la foi. Quant à la médecine, R. Le Coz a démontré (dans Les médecins nestoriens. Les maîtres des Arabes, Paris, L’Harmattan, 2003) que l’Islam n’a rien apporté. En philosophie, la logique aristotélicienne, passée au tamis du néoplatonisme, ne fut appliquée, par le mouvement de la Falsafa, que pour une exégèse rationnelle du Coran.

Averroès, islamiste pur et dur

Le parti le plus orthodoxe de l’Islam prit, à partir du IXe siècle, un aspect guerrier, contre la Trinité des chrétiens et le Dieu vengeur des Juifs. Son meilleur représentant est Averroès, médecin et juriste, qui prêcha à Cordoue le djihad contre les chrétiens : pour lui, l’étude de la Falsafa doit obéir aux principes de la chari’a (loi religieuse). De plus, la philosophie doit être interdite aux hommes du commun. Averroès, élitiste, ne fut ni athée ni tolérant. Pour ce qui est de la science politique, jamais l’Islam n’eut recours au système juridique greco-romain. La « Politique » d’Aristote ne fut jamais traduite en arabe : elle leur fut totalement étrangère. L’Islam n’a retenu des Grecs que ce qui leur était utile et ne contrevenait aux lois du Coran : sciences naturelles et médecine, tandis que la théologie chrétienne fut peu à peu pénétrée par la philosophie qui l’amena à évoluer.

Deux civilisations, deux cultures

Au dernier chapitre, l’auteur soulève la question de l’ouverture de l’Islam aux autres civilisations. Sauf quelques rares exceptions, ce ne fut, pendant tout le moyen-âge, qu’un long face à face de deux mondes radicalement différents, le plus souvent opposés. Comme nous le rappelle R. Le Coz, les Arabes conquérants ont toujours dédaigné apprendre la langue des pays conquis, puisque leur propre langue était celle de Dieu lui-même, celle de la Révélation. Evoquant la scission en Méditerranée, opérée par l’Islam, entre l’Occident et Byzance, et l’orientation consécutive de l’Europe vers le nord, l’auteur aurait pu invoquer aussi l’origine ethnique des Francs, qui marqua fortement les changements culturels. Pour une étude comparative dans le domaine de la transmission de l’une et l’autre culture, il est évident que l’Islam n’est pas un espace défini, que ces peuples auraient occupé pour s’y fondre, mais une culture fondamentalement religieuse, constituée par conquêtes successives, dans laquelle la politique et le droit (fiqh) dépendent strictement de la religion. En outre, les longs siècles de conflits violents étaient peu compatibles avec des échanges scientifiques. Il est tout aussi indéniable que le Christianisme est né et plonge ses racines dans un univers grec. L’usage de la liturgie grecque à Saint-Jean du Latran comme dans les grandes abbayes de Germanie et de France, de toute antiquité et pas seulement à partir du XIIe siècle, en est une preuve irréfutable. Deux civilisations fondées sur des religions contradictoires à vocation universelle ne pouvaient s’interpénétrer, à moins que l’une s’impose à l’autre, comme ce fut le cas pour l’Egypte et le Maghreb. C’est pourquoi, conclue l’auteur, une culture, stricto sensu, peut à la rigueur se transmettre, non une civilisation.

En conclusion

Sylvain Gougenheim rappelle que la quasi-totalité du savoir grec avait été traduite tout d’abord en syriaque, puis du syriaque en arabe par les Chrétiens orientaux, ce que confirme R. Le Coz dans le domaine médical : « comment les Arabes ont-ils pu connaître et assimiler cette science qui leur était étrangère…il a fallu des intermédiaires pour traduire les textes de l’Antiquité et initier les nouveaux venus à des techniques dont ils ignoraient tout. Les intermédiaires nécessaires ont été les chrétiens, héritiers de Byzance, qui vivaient dans le monde soumis à l’Islam et qui avaient été arabisés ». Quant aux occidentaux, outre leur propre tradition de savoir grec, ils bénéficièrent aussi de l’apport de ces chrétiens grecs et syriaques chassés d’orient, de l’Ecole d’Alexandrie, comme le confirment les études de J. Irigoin. Toutes ces données, solidement étayées, autorisent l’auteur à inscrire les racines culturelles de l’Europe dans le savoir grec, le droit romain et la Bible.

L’annexe 1, qui fait, semble-t-il, couler beaucoup d’encre, est consacré au livre de l’orientaliste Sigrid Hunke, « Le Soleil d’Allah », polémique s’il en est, qui occupe, comme celui de M. Detienne, peu de place dans le débat dans la mesure où cet écrit, faisant écho à une idéologie aujourd’hui en vogue, n’est mû que par des arguments passionnels, voire racistes : il est donc sans intérêt.

L’héritage grec a été transmis à l’Europe par voie directe

L’ouvrage de Sylvain Gouguenheim, comme son titre l’indique, s’attache à démontrer que l’héritage grec a été transmis à l’Europe par voie directe, indépendante de la filière arabo-musulmane, tout en reconnaissant à la science musulmane la place qui lui est historiquement et chronologiquement due. Le livre est, avouons-le redondant, prolixe, parfois touffu. Partant de l’opinion commune, la démonstration se perd dans des excursus et des retours en arrière trop longs, des synthèses aussitôt reprises dans le détail, dans lesquels le lecteur a parfois du mal à retrouver le fil conducteur. L’auteur a voulu, de toute évidence, étant donnée la sensibilité du sujet, apporter le maximum de preuves à des faits qui, pour la plupart, sont irréfutables. L’ouvrage présente, il est vrai, un foisonnement cotoyant parfois la confusion. Certaines argumentations en revanche auraient mérité un plus grand développement, par exemple sur la science biblique, les Pères grecs et latins, l’Ecole d’Alexandrie. Cette étude a donc suscité de violentes polémiques, largement relayées par l’historien philosophe allemand Kurt Flasch, signataire d’une pétition la condamnant, mais reconnaissant aussitôt que « depuis 1950 la recherche a établi de façon irréfutable la continuité des traditions platonicienne et aristotélicienne. Augustin était un fin connaisseur du néoplatonisme qu’il ne distinguait pas du platonisme. Donc, le socle grec de la culture européenne et occidentale est incontestable ». Alors, où est le problème, et pourquoi cette polémique ? Elle repose, nous l’avons dit, sur plusieurs malentendus : la confusion entre « arabe » et « musulman », la notion de « racines », qui renvoie essentiellement aux hautes époques, l’absence de distinction nette entre la connaissance d’Aristote et celle de l’ensemble du savoir grec. Les musulmans abbassides promurent en leur temps et à leur tour la tradition grecque dans certaines disciplines, essentiellement scientifiques. Nulle part l’auteur ne nie que l’Islam ait conservé et fait progresser ces disciplines, cependant toujours passées au filtre du Coran, dont l’Occident a ensuite bénéficié. Cet ouvrage est un travail de grande synthèse, on ne peut lui demander d’être, dans tous les domaines, à la fine pointe de la bibliographie, laquelle est d’ailleurs sélective. Il présente, quant à la forme, quelques irrespects concernant les règles éditoriales, fautes vénielles dont nul ne peut prétendre être exempt. Quant au fond, les preuves apportées sont nécessaires et suffisantes. Celle que l’on pourrait y ajouter est fournie par la longue fréquentation des manuscrits médiévaux, et mieux encore, le fichier du contenu des bibliothèques médiévales d’occident, élaboré par A. Vernet tout au long de sa carrière et aujourd’hui déposé à l’Institut de Recherche et d’Histoire des textes : on peut y constater qu’en effet la culture européenne ne doit pas grand’chose à l’Islam.

Il faut reconnaître à Sylvain Gouguenheim le mérite d’être allé à contre-courant de la position officielle contemporaine, d’avoir fourni aux chercheurs un gros dossier qui décape les idées reçues : une étude vaste, précise et argumentée, qui fait preuve en outre d’un remarquable courage.

Françoise Houël Gasparri
Chartiste, médieviste
Auteur de nombreux ouvrages, dont notamment :
Crimes et Chatiments en Provence au temps du Roi René , Procédure criminelle au XVe siècle, Paris, éditions Le Léopard d’or, 1989 ; Un crime en Provence au XVe siècle, Paris, Albin Michel, 1991

Correspondance Polémia – 28/06/2010

Les intertitres sont de la rédaction.

Voir : « Le retour à l’identité »

Sylvain Gouguenheim, Aristote au Mont-Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne. Paris, Le Seuil (l’Univers historique), 2008, 285 pages.



dimanche 27 juin 2010

Phosphore sur Darmstadt

Témoignage du Lieutenant-Colonel Christiaan Hendrik Turcksin, commandeur de la “Flak-Brigade” flamande


Pour comprendre ce texte : Christian Hendrik Turcksin, figure étonnante du Brabant flamand, ancien comédien des rues, tenancier de taverne, nationaliste flamand par une sorte d’anarchisme naturel, s’engage dans la Luftwaffe de Goering dès 1940, et recrute plusieurs milliers d’hommes pour la force aérienne allemande, dont beaucoup de rampants, de troupes destinées à surveiller et défendre les aérodromes et à servir les batteries anti-aériennes de la “FLAK”. Ces troupes flamandes participeront à l’occupation des départements du Nord de la France, jadis annexés par Louis XIV. Dans ce recrutement, il aurait eu l’appui tacite de l’établissement belge, qui lui a fourni un cadre d’officiers compétents, avec la promesse de le défendre en cas d’une victoire alliée et d’un putsch communiste simultané. Les soldats de Turcksin se battront après septembre 1944 sur le front occidental (et non pas sur le front de l’Est!) et seront chargés de défendre, avec leurs camarades allemands, les villes du pays de Bade et la vallée du Neckar, notamment contre les armées de Leclerc. Turcksin sera arrêté et torturé par les Américains (la description des “interrogatoires” qu’il a subis est hallucinante!) puis livré à la Belgique qui le condamnera à perpétuité et le libèrera après 13 ans de détention. Mais en occultant soigneusement sa saga, pour qu’elle ne jette pas le trouble dans le bon peuple. Turcksin finira ses jours en Allemagne, dont il obtiendra la nationalité. Il a laissé des mémoires aux Archives Fédérales de Bonn. Le livre (références infra) tiré de ces mémoires, et paru chez l’éditeur De Krijger, a été composé par l’un de ses anciens officiers, issu du mouvement flamand et non pas de l’armée belge, l’historien Jos Vinks, aujourd’hui décédé. Ce livre désormais accessible au grand public aurait recelé une véritable bombe à retardement pour l’établissement il y a une ou deux décennies. Aujourd’hui, l’amnésie est généralisée et la confusion est totale. Donc on peut sans crainte révéler une partie des mémoires de ce phénomène inclassable que fut Turcksin.

L’offensive von Rundstedt avait échoué. Les bombardements sur les villes allemandes ne cessaient d’augmenter. Cela devenait de plus en plus une pure boucherie, dont était victime la seule population civile, des vieillards, des femmes et des enfants. Ces bombardements frappaient des villes sans importance militaire (comme Dresde), que l’on rasait sans hésiter. En plus, les chasseurs mitraillaient les routes, les villages, les champs et canardaient tout ce qui bougeait : un paysan sur son champ, une femme à vélo qui partait faire ses emplettes, des enfants qui se rendaient à l’école.

A cette époque-là, j’étais contraint de voyager régulièrement entre Wiesbaden et Germersheim et ces trajets étaient de plus en plus dangereux, à cause des chasseurs alliés qui survolaient le pays en rase-mottes. La “Flakbrigade” flamande ripostait de son mieux et récoltait des louanges pour ses actions. Pour protéger la population civile contre les “jabos” [chasseurs-bombardiers légers des forces alliées, de type “Typhoon” ou “Thunderbolt”, ndlr], nos batteries lourdes avaient reçu en renfort des pièces anti-aériennes à trois tubes, qui provenaient de la marine: on les avait démontés de leurs navires de guerre.

La chose la plus horrible que j’ai vécue à cette époque-là de la guerre, fut bel et bien le bombardement de Darmstadt. Pour échapper au danger permanent que représentaient les “jabos”, nous effectuions nos plus longs trajets de nuit. Ce jour-là, en m’approchant de Darmstadt par l’autoroute, une sentinelle me fait signe de m’arrêter, juste avant la sortie vers la ville. L’alerte maximale venait juste d’être donnée. Il n’a pas fallu longtemps pour voir, depuis l’autoroute, à cinq kilomètres de la ville, le déclenchement de gigantesques incendies. D’un coup, le ciel est passé par toutes les couleurs: bleu azur, jaune verdâtre, toutes les nuances de l’arc-en-ciel; il faisait si clair qu’on pouvait presque lire le journal.

“C’est du phosphore que lancent ces bandits” me dit alors un homme appartenant à la Croix-Rouge. “Et cela sur une ville où il n’y a que des hôpitaux”. “Il n’y a pas d’industrie, pas d’unités de l’armée”. “Maintenant, ajouta-t-il, vous devrez rester pour aider, avec votre voiture”. “Afin de conduire les blessés à Heidelberg. Ce n’est que là qu’on peut aider ceux qui ont été touchés par le phosphore”. Dès la fin de l’alerte, je me suis rangé dans la colonne de voitures qui suivait le véhicule de la Croix-Rouge. Nous n’avons pas pu aller plus loin que la gare. L’asphalte de la rue brûlait et dégageait des couleurs vives: du rouge, du vert, du jaune. Des frissons d’horreur me secouaient quand j’entendais hurler les femmes et les enfants: tous ceux qui ont entendu de tels cris s’en sont souvenu toute leur vie durant. Quant à ceux qui ont ordonné et fait exécuter un tel massacre, ils ne méritent plus le nom d’homme: ce sont des démons. Certains sont fiers d’avoir participé à ces massacres: où est leur conscience? Disent-ils, eux aussi, qu’ils n’ont fait qu’exécuter les ordres?

On désigna, pour monter dans ma voiture, une femme qui portait un enfant et tenait une petite fille par la main. Ils hurlaient de douleur. Ce n’était plus des cris, mais de véritables hurlements. J’ai demandé à l’homme de la Croix-Rouge s’il n’avait rien pour aider ces pauvres gens. “Non”, me répondit-il, “la seul chose possible, c’est de procéder à l’ablation des chairs touchées par le phosphore. Seuls ceux de la clinique universitaire d’Heidelberg peuvent le faire. Voilà pourquoi vous devez vous y rendre le plus rapidement possible”. J’ai roulé au maximum des capacités du moteur, j’ai foncé comme un fou sur l’autoroute. Je peux difficilement exprimer par des mots ce qui se passait sur la banquette arrière de mon véhicule. Pendant de nombreuses années, cette vision m’a poursuivi dans mon sommeil, a hanté mes cauchemars. Pendant le trajet vers Heidelberg, j’ai maudit intensément les responsables de cette horreur sans nom, je leur ai souhaité les pires choses, comme jamais je ne l’avais fait dans ma vie.

La femme ne cessait de m’implorer: “Monsieur l’officier, finissez-en. N’avez-vous donc aucun sentiment pour la souffrance de mes enfants? Donnez-moi votre pistolet, que je le fasse moi-même, si vous êtes trop lâche!”. Après ce voyage abominable, un médecin m’a expliqué combien douloureuses étaient les brûlures dues au phosphore. C’était dans la clinique d’Heidelberg. Le seul moyen, même s’il paraît extrêmement brutal, est de trancher la chair atteinte. Tenter de la “refroidir” ne sert à rien et rend les douleurs encore plus insupportables. Des brûlés au phosophore se sont jetés à l’eau, pensant soulager leurs douleurs, mais la moitié d’entre eux en sont morts ou sont devenus fous car le mal devenait alors insoutenable. De telles scènes se sont déroulées partout, mais, comme je l’ai appris à ce moment-là, ce fut surtout à Hambourg et à Dresde. “Essayez vous-même”, me dit le médecin d’Heidelberg, “en prenant une alumette, que vous allumez, mais en la tenant contre une partie du corps avant qu’elle ne s’enflamme. Une seule seconde suffit. Vous saurez alors ce que cela signifie d’être arrosé de phosphore”.

Ensuite, pragmatique, il me dit : “Je vais faire nettoyer votre auto, car il est probable que vous soyez vous aussi brûlé ultérieurement par ce qu’il reste de phosphore dans le véhicule”. Je me suis alors rendu près de ma voiture et j’ai attendu, parce que je voulais savoir ce qu’il était advenu de cette femme et de ses deux enfants. La femme a dû subir une amputation des deux pieds. La fillette qu’elle avait tenue par la main a connu le même sort, parce qu’elle avait marché, elle aussi [sur l’asphalte brûlant sous l’effet du phosphore, ndt]. Le jeune enfant que la mère portait a été amputé du bras droit. L’intérieur de ma voiture était brûlé: le phosphore avait continué lentement à manger la matière, cherchant toujours plus de “nourriture” à engloutir, jusqu’à l’épuisement de sa force diabolique. On a ôté tous les sièges de ma voiture et on les a enduits d’une sorte de pâte. J’ai dû utiliser une simple chaise, dont on avait scié les pieds, comme siège de conducteur!

[Extrait de Jos VINKS, De memoires van Turcksin, Uitgeverij De Krijger, Erpe, s.d., 25 Euro, ISBN 90-7254-747-0].



Les méfaits de la globalisation

Archives de Synergies Européennes - 2003

Louis VINTEUIL :


De nos jours l’Europe, sous le masque de cette pâle caricature qu’est l’Union Européenne, est soumise à un processus d’homogénéisation dont les vecteurs et principes capitalistes et militaires sont ceux du « manu-militarisme » et du « manu-monétarisme ». En ce sens, l’Union Européenne constitue un mécanisme régional politico-économique, un maillon dans la chaîne du globalisme qui assoit sa primauté planétaire par le biais d’une cartellisation régionale du monde. Dans cette même direction, les régimes capitalistes ultralibéraux ainsi que les sociales démocraties qui sont en oeuvre dans la plupart des pays européens ne constituent que des mécanismes régulateurs des intérêts du grand capital financier regroupés dans le groupe G7. Les fondements de l’actuelle construction européenne reposent sur un système de valeurs hérité de la Renaissance : anthropocentrisme, conception technicienne et scientiste de la vie, économicisme exacerbé, obsidionalité et biosidionalité technologique qui considèrent la nature humaine comme un produit de consommation illimité. Derrière le bien être matériel universel et la prospérité globale, se cache une stratégie de développement qui n’est en fait qu’une stratégie de violence dont les pivots sont l’égocentrisme, l’anthropocentrisme et la conception de l’existence fondée sur une croissance continue indifférenciée et dont les armes sont l’exploitation illimitée des ressources naturelles et humaines à l’échelle planétaire. Cette stratégie de la croissance continue —et dont le père spirituel est Joseph Retinger— n’est au fond qu’une stratégie de la tension qui aboutit à l’utilisation entropique des hommes et de la nature et devient la forme contemporaine de l’évolutionnisme global high-tech. La première ébauche de cette Europe capitaliste, entamée à Bilderberg dans les années 50 et qui fut teintée d’un certain type de Macartysme américain, sera parachevée par la doctrine de la trilatérale qui fera de l’Europe une corporation, une chasse gardée des oligarchies financières transnationales. L’Europe transformée en un immense supermarché , grande ferme soumise au jeu du marché spéculateur.

L’idéologie globale est par essence totalitaire, affectée d’un évolutionnisme pathogène car, par la voie du manu-militarisme et du manu-monétarisme, elle entend effacer et niveler toutes les diversités, les réalités naturelles et plurielles afin de soumettre les peuples aux sacerdoces des lois du monothéisme du marché. Ce manu-militarisme et ce manu-monétarisme ne sont que les moyens pour créer une zone globale de libre échange, dominée par les cartels financiers anglo-saxons. La globalisation ne s’est jamais fixée pour but philanthropique de créer une utopie d’une communauté mondiale pacifique et fraternelle. Elle n’est qu’un processus avancé de libéralisation des marchés, de délocalisation et de dérégulation des économies ainsi qu’un instrument de conquête capitaliste dans la marche au plus grand profit. En voulant contrôler l’évolution de toute forme d’existence, le globalisme engendre une communication socio-culturelle destructive, dont l’uniformisation et le nivellement viennent détruire la communication naturelle génétique.

La manipulation mentale généralisée

Ce qui caractérise la société globale, c’est indéniablement la manipulation mentale généralisée. En effet la société globale est un vaste laboratoire où l’on s’ingénie à créer par le contrôle des esprits une société psycho-civilisée qui, grâce à la génétique, expérimente le clonage d’êtres humains, décervelés et domestiquées. C’est en quelque sorte le remake du « procédé Bokanosky » imaginé par Aldous Huxley dans le « Meilleur des mondes ». Le but est, dans l’esprit d’un Francis Fukuyama , par l’intermédiaire des biotechnologies, d’abolir le temps et les concrétudes naturelles, pour mettre un terme à l’histoire et abolir les êtres humains en tant qu’êtres concrets, pour aller au-delà de l’humain. Par les procédés de manipulation mentale on aboutit dans cette société globale à une nouvelle forme d’esclavagisme moderne. En effet, dans le passage au XXIème siècle, les nouvelles technologies, informatiques et images, bouleversent toutes les données de la vie quotidienne tout comme le champ de toutes les investigations scientifiques. L’écran devient fatal et omniprésent, comme du reste le règne du spectacle et du simulacre. C’est de l’intérieur du monde envahissant des images que peut se voir la manipulation vidéographique, se déployer le règne des artifices et des simulations, se mettre en place une sacralisation nouvelle de l’image et de sa présence. La manipulation mentale dont je parle s’apparente à celle qu’exercerait une secte globale. En effet, il y a une parenté flagrante entre la secte, exigeant le consentement intime à un groupe donné et l’adhésion au marché universel , société à la fois globale et fragmentée en cellules consuméristes rendues narcissiques. La société-bulle des cultes sectaires n’est que le plagiat microsociologique de la secte globale planétaire sommant chacun de devenir un « gentil et docile membre de l’humanité » .

Comme dans les sectes, la société globale qui se propose d’abolir le temps et l’histoire, sécrète en elle une volonté de suicide collectif refoulée, l’autodestruction étant vécue de manière indolore tel un voyage spirituel vers une autre incarnation. Il s’agit bien d’une nouvelle forme de « Karma »moderne. La révolution technologique, le règne du cyberspace, la révolution numérique, le développement des réseaux électroniques d’information provoquent un syndrome de saturation cognitive. Assommés par un flux continus d’informations et d’images, les individus sont de moins en moins en mesure de penser et de décider, donc finalement de travailler ; étant de plus en plus accablés et abrutis.

La cyber-crétinisation

Nous sommes au coeur de la cyber-crétinisation. La manipulation mentale aboutit de même à la colonisation de l’inconscient et de l’imagination, en tant qu’espace intime onirique, symbolique et archétypale. Le capitalisme traditionnel, qui se contentait jadis de la publicité, s’attaque aujourd’hui aux domaines du rêve, de l’imagination, dans les visions du monde les plus intimes. Cette colonisation de l’imagination s’opère par la diffusion de supplétifs telle la science fiction, prêt-à-porter de l’imaginaire s’adressant aux « étages intérieurs » de l’inconscient, un imaginaire standardisé, pauvre, qui se réduit le plus souvent à des formes bâtardes de vulgarisation, nulles aussi bien sur le plan littéraire qu’intellectuel. Le loisir imaginaire contemporain qui vise à instaurer une société de joie permanente se réduit à une incitation collective à l’achat. La production symbolique, autrefois ajustée à l’évolution des siècles, est devenue frénétique. Le but est ici d’aboutir à une perte d’identité et des capacité réactives. Ainsi la société globale est une vaste techno-utopie à propos de laquelle Armand Mattelart écrit « qu’elle se révèle une arme idéologique de premier plan dans les trafics d’influence, en vue de naturaliser la vision libre-échangiste de l’ordre mondial, la théocratie libérale ».

Une nouvelle forme de “racisme global”

L’Egoité, l’anthropocentrisme et le scientisme, qui font les fondements évolutionnistes du globalisme, sont les matrices d’une nouvelle forme de « racisme global ». En effet, de part sa politique ultralibérale et les discriminations culturelles et économiques qu’il implique, le globalisme tend à accroître le fossé entre le développement psychologique et social des hommes, lequel ne correspond plus à l’évolution de sa dynamique biologique. Les types classiques de cette nouvelle forme de racisme et d’eugénisme global résultent des nouvelles formes de manipulations génétiques et de clonage qui bouleversent le cours naturel et biologique des hommes alors qu’elles augmentent les disparités culturelles et économiques. Une nouvelle forme de darwinisme social postmoderne apparaît sous les traits de l’ultralibéralisme global qui ne laisse aucune chance aux peuples et aux individus. Une nouvelle forme d’hominisation globale de l’être humain apparaît avec le globalisme par la création et la promotion d’un génotype générique, docile consommateur entièrement conditionné par l’idéologie dominante.

Cette nouvelle hominisation est à l’opposé de la bio-pluralité des peuples et de la terre qui tend de plus en plus à disparaître. Le globalisme véhicule une conception anthropocentrique de la science alors que la science devrait être biocentrique. D’autre part, le globalisme n’est que l’expression de l’américanisation unilatérale du monde entier, l’américanisme comme universalisme, l’américanisme comme mondialisme, l’américanisme comme néocolonialisme moderne. Au lendemain de la révolution d’octobre, Lénine écrivait « l’impérialisme stade suprême du capitalisme ». Au seuil du troisième millénaire, le capital international fait monter la donne : le globalisme américain devient le stade suprême de l’impérialisme moderne. Avec ce globalisme sensé apporter la prospérité à l’échelon planétaire, on a vu émerger des « villes globales », des « cités globales », lesquelles ont généré un processus de paupérisation croissante qu’on peut qualifier de « bidonvillisation » accélérée à l’échelle du globe.

La formule des “3D”

Autrement dit , la fondation du village planétaire creuse davantage l’incommensurable fossé entre riches et pauvres. Nouvelle division internationale du travail, nouveaux conflits sociaux, capital spéculatif à 90%, voilà le nouveau visage de l’exploitation capitaliste des grands groupes multinationaux. En réalité ce qu’on entend par “mondialisation”, c’est la généralisation du système capitaliste à tous les Etats de la planète. Le « laisser faire, laisser passer », cher à A. Smith, s’est mué en un nouveau slogan qui charrie le démantèlement des barrières douanières, la suppression de toutes sortes de contraintes au libre déplacement des capitaux tout en exigeant la « non ingérence » des Etats dans la régulation des économies. « Tout ce que l’Etat peut faire, c’est ne rien faire », claironnent les mondialistes. D’où la formule des 3 D qui se trouve consacrée de plus en plus : désintermédiation, déréglementation et décloisonnement. La mondialisation a créé un vaste horizon économique qui reste à peu près vide sur le plan symbolique et qui s’offre dès lors à l’imagination utopique. Néanmoins on assiste paradoxalement au déclin de l’américanité comme utopie, espace de rêve et de remplacement. Plusieurs données supportent un constat d’échecs des grandes utopies américaines : la démocratie radicale, le melting pot, les mythes latino-américains indigénistes de l’hybridation ou du métissage biologique d’où devait résulter une race supérieure, sont tous autant d’utopies qui n’ont pas trouvé de traduction dans le domaine social et économique et auxquelles se sont substitués les modèles de ghettoïsation raciale et ethnique. L’idéologie globaliste est en fait un processus de falsification négative et perfide du monde.

lundi 21 juin 2010

Les paganismes de la nouvelle droite


http://tel.archives-ouvertes.fr/docs/00/44/26/49/PDF/these_stephane_francois_-_Les_paganismes_de_la_Nouvelle_Droite_-1980-2004-.pdf

Un livre fondamental Christian Bouchet

Les éditons Avatar, annoncent la parution proche d’Imperium le maître livre de Francis Parker Yockey (1917-1960), soixante années après sa publication originale. Comme quoi, il faut parfois du temps pour qu’une œuvre politique fondamentale fasse son chemin.

En 1946, Yockey était arrivé en Allemagne et avait découvert l’œuvre des « libérateurs » : des dizaines de villes allemandes « nettoyées » à coup de bombes au phosphore (six cent trente mille morts civils, selon l’estimation la plus faible), seize millions d’Allemands expulsés de leurs foyers en Europe de l’Est (le plus grand nettoyage ethnique de l’Histoire, jamais égalé, et jamais dénoncé), les exactions commises contre la population civile allemande en 1945-48, les prisonniers de guerre allemands exterminés par la famine, par centaines de milliers, dans les camps américains et français, où la Croix-Rouge n’avait pas le droit d’intervenir. Et le début d’application du sadique plan Morgenthau destiné à transformer l’Allemagne en pays agricole, sans tenir compte des conséquences mortelles pour une grande partie de la population.

Yockey, personnalité sensible, passionnée, idéaliste, romantique, exaltée même, fut marqué pour la vie par ce spectacle terrible et jura de se consacrer corps et âme à la lutte contre l’Amérique et pour la renaissance de l’Europe. Son premier acte important fut de se retirer dans un coin reculé de l’Irlande, et d’écrire en six mois les six cent pages d’Imperium. Le message essentiel du livre est une condamnation définitive de la civilisation libérale marchande, et l’annonce quasi-prophétique d’un futur Imperium européen et d’une régénération de l’Occident selon un modèle autoritaire.

L’ouvrage ne passa pas inaperçu Julius Evola en fit un commentaire approfondi, et le célèbre historien militaire britannique Liddell Hart en fit une critique favorable. En France Maurice Bardèche l’apprécia tant qu’il en fit une traduction qui ne fut pas publiée mais qu’il fit circuler sous forme ronéotée.

Durant les années suivantes, Yockey développa et affina ses conceptions dans une série de textes, souvent extrêmement radicaux, mais comportant aussi des vues d’une clairvoyance remarquable, et des idées révolutionnaires pour l’extrême-droite de l’époque. L’un des premiers, Yockey prôna l’abandon total des vieux nationalismes du XIXème siècle, et appela à l’unité de l’Europe (« depuis les promontoires de Galway jusqu’à l’Oural ») autour d’un fort noyau germanique, avec la participation éventuelle de la Russie, vue comme un allié potentiel à partir de 1952. L’un des premiers, il comprit que les Etats-Unis et leur modèle de société étaient beaucoup plus dangereux que l’URSS pour l’identité européenne. Ces thèmes furent plus tard brillamment développés par Alain de Benoist et les théoriciens de la Nouvelle droite française (« l’URSS meurtrit les corps, l’Amérique tue les âmes »). Yockey n’hésita pas à établir des contacts avec le Bloc de l’Est, assistant au procès de Prague en 1952 (ce qui lui valut la révocation de son passeport par le Département d’Etat US). Il s’engagea ensuite en faveur du mouvement neutraliste et tiers-mondiste (né à Bandung en 1955), n’hésitant pas à se rendre en Egypte où il rencontra Nasser et Anouar el-Sadate pour lesquels il travailla quelques temps. Dans un activisme forcené, il parcourut le monde, véritable « commis voyageur en subversion », allant finalement jusqu’à Cuba avec l’intention de rencontrer Fidel Castro, bête noire des Etats-Unis à cette époque. Nul doute que le FBI ait été particulièrement irrité par ce dernier épisode, qui s’ajoutait à beaucoup d’autres. Quelques mois après cette visite à Cuba, il fut arrêté avec un faux passeport sur le territoire américain (« Ce n’est pas un petit poisson, c’est un homme qui nous intéresse beaucoup, beaucoup », déclara alors un représentant du FBI), et il se « suicida » dans sa cellule quelques jours plus tard.

Par sa vie passionnée, par sa mort mystérieuse, par son livre prophétique, Yockey est entré dans le mythe. Américain « apostat », il a eu une influence indéniable sur le courant euro-nationaliste, influence qui se retrouve chez le théoricien belge Jean Thiriart, dans la Nouvelle droite française, chez le philosophe russe Alexandre Dougine et sa mouvance « eurasiste » (car Yockey est bien connu en Russie), et dans tout le courant nationaliste révolutionnaire en général. A l’époque où il vivait, les idées de Yockey n’eurent que très peu d’impact et furent mêmes perçues comme une provocation par l’extrême-droite conservatrice, anti-communiste et pro-américaine. Au contraire, aujourd’hui, après la réunification allemande et la chute de l’URSS, avec la montée en puissance du mondialisme et du Nouvel ordre mondial, elles deviennent de plus en plus actuelles. Dans un monde où seules compteront les unités d’au moins trois cent millions d’hommes, l’unité véritable de l’Europe – et non pas l’Union européenne - est de plus en plus nécessaire et urgente (cela est d’ailleurs valable aussi bien pour l’Europe que pour le monde arabe et l’Amérique du Sud). Le rapprochement Europe-Russie devient lui aussi inéluctable et ouvre la voie à un futur grand ensemble continental et impérial (mais pas « impérialiste »). Avec le militarisme US et le pacte d’acier américano-sioniste sur fond de prophétisme biblique, la désignation de l’« ennemi principal » faite par Yockey est plus que jamais valable.

C’est dans cette perspective qu’il faut placer les écrits de Yockey, et sa prophétie de l’Imperium. Quelles qu’aient été ses outrances – indéniables –, cet Américain a été un grand patriote européen. C’est pour cela qu’il convient de le lire.

notes

Imperium. La philosophie de l’histoire et de la politique
Prix : €39,00

Auteur[s] : Francis Parker Yockey
Éditeur : Avatar Éditions
Date de Parution : 10/2008
Pages : 424

Collection : Heartland
Dimensions (cm) : 14,85 x 21
ISBN/EAN : 9780955513275

Disponible chez librad.com france

A lire aussi Le Prophète de l’Imperium, recueil de texte de et sur Yockey.

samedi 19 juin 2010

Alaxandre Douguine et la droite radicale française

Par Stéphane François

Docteur en histoire des sciences et en science politique, Alexandre Douguine est actuellement considéré comme le principal idéologue de la Nouvelle Droite russe (mais à prendre dans un sens très différent de la Nouvelle Droite ouest-européenne), avec Geïdar Djamal, le fondateur du Parti de la renaissance islamique. En effet, Douguine, dès le début des années quatre-vingt-dix, s’est rapproché de la Nouvelle Droite française au point d’être considéré par le spécialiste de la Nouvelle Droite, Pierre-André Taguieff, comme l’« initiateur à Moscou d’un réseau « Nouvelle droite » ». Il s’agit aussi et surtout du principal théoricien du néo-eurasisme, un concept géopolitique en vogue à Moscou. Toutefois, son eurasisme diffère « radicalement de celui des penseurs qui lui ont donné son nom »[1], c’est-à-dire de l’eurasisme pensé dans les années vingt par les intellectuels de l’émigration russe. Douguine est un ancien responsable du parti national-bolchevique de 1994 à 1998. Il animera, après son départ, l’association historico-religieuse Arktogeïa. Au début des années 2000, Douguine s’est rapproché de Vladimir Poutine, avec la création du mouvement Eurasia qui deviendra un parti en avril 2001.

Comme l’a montré Marlène Laruelle[2], Alexandre Douguine a synthétisé au sein d’une pensée complexe, parfois déroutante, des éléments hétérodoxes allant de l’ésotérisme à la philosophie politique. Des proportions diverses de principes géopolitiques, de références à la notion d’« Empire » et des éléments de métaphysique, en particulier d’ésotérisme, y sont visibles, ainsi que des références plus précises à Karl Haushofer, Ernst Niekisch, Carl Schmitt, Jean Thiriart, Julius Evola, René Guénon ou Jean Parvulesco. Cette synthèse, pour le moins originale, a intéressé dès le début des années 1990 diverses tendances de la droite radicale française. Favorables ou défavorables, ces diverses tendances n’ont jamais été indifférentes aux idées défendues par l’idéologue russe.

Les Idées politico-ésotériques d’Alexandre Douguine

La pensée d’Alexandre Douguine est fortement influencée par les idées slavophiles de l’Église orthodoxe, c’est-à-dire Moscou en tant que « Troisième Rome ». Mais elle est aussi beaucoup influencée par les textes des ésotéristes traditionalistes antimodernes occidentaux comme René Guénon[3] et Julius Evola[4], malgré le fait qu’Evola méprisait profondément les peuples slaves. Il traduira d’ailleurs en 1982 Impérialisme païen de Julius Evola, publié initialement en 1928[5] qui sera diffusé sous forme de samizdat et qui reste le texte le plus « antislave » de l’Italien. Dans un entretien Douguine dira qu’il a traduit le seul texte d’Evola qu’il connaissait : l’exemplaire d’Impérialisme païen de la bibliothèque Lénine.

Ces auteurs ont théorisé durant la première moitié du XXe siècle l’idée d’une « Tradition », avec un « T » majuscule, qui renvoie à la notion ésotérique de « Tradition primordiale ». Cette expression est apparue sous la plume de René Guénon qui affirma l’existence d’une « Tradition primordiale », dont tous les courants ésotériques, franc-maçonnerie comprise, et traditions religieuses en général ne seraient que des formes dégradées plus ou moins reconnaissables. Ces deux auteurs ont en outre théorisé l’idée d’une origine hyperboréenne de la « tradition », dans un sens racialiste chez Evola. En effet, Julius Evola se passionna durant la Seconde Guerre mondiale pour les études raciales. Mais surtout, Evola serait considéré aujourd’hui, selon Philippe Baillet, l’un des meilleurs connaisseurs de la pensée évolienne, « comme un auteur sinon « négationniste », du moins fortement « révisionniste » »[6]. Toutefois, la « Tradition », selon la pensée traditionnelle, n’est que très secondairement d’ordre politique car elle est essentiellement et fondamentalement d’ordre spirituel et métaphysique.

Alexandre Douguine a donc mêlé ses thèses géopolitiques et son eurasisme non seulement à des références ésotériques, en particulier à des références à Hyperborée[7] et à la doctrine des races de la fondatrice de la Société théosophique, Helena Petrovna Blavatsky, mais aussi à des spéculations ésotérico-politiques, inspirées des spéculations fécondes de l’écrivain français d’origine roumaine Jean Parvulesco[8]. Mais, contrairement aux thèses « classiques » associant Hyperborée et nordicisme, Douguine affirme qu’Hyperborée se situait en fait en Russie septentrionale, adaptant au monde russe les idées des aryosophes allemands et autrichiens du début du XXe siècle[9].

Douguine reconnaît d’ailleurs sans aucune difficulté son appartenance à l’école « traditionnelle » : lors de son intervention au XXIVe colloque du GRECE, la principale structure de la Nouvelle Droite, que nous définirons ultérieurement, il précise d’entrée de jeu qu’il « fonde [son] appréhension du monde sur les travaux de René Guénon et de Julius Evola »[10]. Mais paradoxalement, il reste ouvert aux idées politiques et philosophiques occidentales, « modernes » dans la logique traditionaliste, qu’il tente d’acclimater à l’environnement politico-culturel russe[11].

Parmi les idées occidentales intéressant au plus au point Alexandre Douguine, nous trouvons celles de la « Révolution Conservatrice » allemande, en particulier le national-bolchevisme d’Ernst Niekisch, ainsi que les thèses développées dans les années 1960 par le théoricien radical belge Jean Thiriart. Succinctement, la « Révolution conservatrice » allemande peut être présentée de la façon suivante : c’était un courant de pensée, avant tout culturel, qui s’était développé en Allemagne entre 1918 et 1933 en opposition à la République de Weimar. Nous pouvons distinguer cinq principaux clivages en son sein : les völkisch ; les « jeunes-conservateurs » ; les « nationaux révolutionnaires » ; Bundichen (les « ligueurs ») et enfin, le « mouvement paysan »[12].

L’autre grand intérêt de Douguine porte sur les idées de Jean Thiriart. Celui-ci était un militant nationaliste-révolutionnaire paneuropéen. Son ambition était de créer un État européen unifié promouvant un système social appelé le « national-communautarisme », non fondé ethniquement. Il souhaitait créer une « Grande Europe » de Reykjavik à Vladivostok. Très hostile aux États-Unis et à Israël (il se disait antisioniste mais non antisémite), Jean Thiriart était favorable à une alliance entre l’Europe et le monde arabe. Ses thèses ont été développées dans son livre Un empire de quatre cents millions d’hommes : l’Europe[13], publié initialement en 1964. Selon des observateurs issus des rangs de la droite radicale occidentale, les thèses de Jean Thiriart ont manifestement influencé la géopolitique « douguinienne », de fortes analogies existant entre le néo-eurasisme de Douguine et le nationalisme paneuropéen de Thiriart. En effet, Douguine, dans un entretien datant de 1995 affirme que l’Allemagne et la Russie seront les puissances suprêmes d’une Eurasie unie qui s’étendra de « Dublin à Vladivostok », paraphrasant ainsi Thiriart.

Alexandre Douguine a donc, au travers de son discours, fait la synthèse entre le nationalisme paneuropéen de Thiriart et la pensée impériale ésotérique et antimoderne de Julius Evola, autre grande référence de certains courants de la droite radicale occidentale. En effet, Douguine reprend à son compte l’idée évolienne d’« imperium » qu’il transforme en « imperium eurasiatique » : « Sa formule gibeline a été claire : l’Empire contre l’Église, Rome contre le Vatican, la sacralité organique et immanente contre les abstractions dévotionnelles et sentimentales de la foi implicitement dualistes et pharisiennes. [...] Pour le traditionaliste orthodoxe, la séparation catholique entre le Roi et le Pape n’est pas imaginable et relève de l’hérésie, appelée précisément « hérésie latine ». On retrouve dans cette conception russo-orthodoxe l’idéal purement gibelin où l’Empire est tellement respecté théologiquement qu’on ne peut pas imaginer l’Église comme quelque chose d’étranger et isolée de lui. »[14] Selon les observateurs radicaux cette synthèse permet de donner une dimension mystique et spirituelle à un discours qui ne serait autrement qu’une forme de nationalisme. En effet, ces considérations sont absentes chez Thiriart.

Ces idées pour le moins non conventionnelles soulèvent la curiosité de la droite radicale française. Indépendamment des courants analysés ci-dessous[15], il est fréquent de les voir discutées sur des sites Internet ou des blogs réfléchissant sur les questions ethniques, géopolitiques ou impériales. Ainsi, Alexandre Douguine a donné récemment un entretien au magazine de la droite nationale, Le choc du mois[16], un entretien répercuté sur le site de l’ancien communiste et nouveau frontiste Alain Soral[17].

Cependant, nous devons dire que nous n’avons trouvé qu’un nombre restreint d’articles issus de publications des diverses tendances de la droite radicale française concernant Alexandre Douguine et ses idées. Il y a certes un nombre important d’articles au début des années 1990, dû à la curiosité suscitée par les thèses « douguiniennes ». Ensuite, le nombre diminue considérablement pour augmenter de nouveau au début des années 2000. Nous avons constaté aussi que la majorité des textes publiés sur Internet ne sont en fait que des mises en lignes d’articles précédemment publiés dans d’obscures revues militantes, Internet offrant une meilleure diffusion que la presse écrite et confidentielle des groupes radicaux.

Le Traditionalisme d’extrême droite

Le traditionalisme dont nous allons parler est un traditionalisme bien précis, car foncièrement politique. En effet, le traditionalisme possède une tendance minoritaire d’extrême droite dont le discours mélange traditionalisme et corpus doctrinaux d’autres courants de la droite radicale. Comme l’écrit Pierre-André Taguieff, « Ces courants mêlent les influences « traditionnistes » à d’autres (nationalistes, révolutionnaires-conservatrices, néofascistes, « national-bolcheviques », voire néo-nazies). Ils ont leurs théoriciens nationaux, tels Alexandre Douguine en Russie, Derek Holland ou Michael Walker en Grande-Bretagne, Claudio Mutti en Italie[18]. » De fait, selon Bernice Glatzer Rosenthal, l’extrême droite russe contemporaine est très marquée par les références ésotériques[19], un point indéniable chez Douguine.

Malgré le fait que Douguine soit considéré comme l’un des principaux théoriciens du traditionaliste ésotérique russe, nous n’avons trouvé que très peu de mentions lui étant consacrées dans les milieux traditionalistes d’extrême droite, à l’exception notable de l’entretien accordé au Choc du mois précédemment cité et recueilli par un traditionaliste de la Nouvelle Droite, Arnaud Guyot-Jeannin. Ces milieux partagent pourtant avec lui un certain nombre de références communes, comme l’islamophilie, en fait un intérêt très fort pour le soufisme, héritée de Guénon et que l’on retrouve par exemple chez le traditionaliste nazifiant italien Claudio Mutti, que Douguine rencontra en 1990. En effet, « En Russie, Alexandre Douguine a associé le traditionalisme guénonien à un nouveau regard « eurasiatique » sur les rapports avec les anciennes républiques soviétiques musulmanes. »[20] Effectivement, Douguine s’est très tôt intéressé aux variantes caucasiennes du soufisme, en particulier le soufisme azéri qui fait référence à une tradition hyperboréenne. De plus, Douguine ajoute, aux deux théoriciens de la « Tradition » que sont Guénon et Evola, la référence au Russe Constantin Leontiev pour qui la « Tradition » est soit orthodoxe, soit islamique. Ce dernier a inspiré manifestement l’islamophilie de Douguine. De fait, le mufti suprême de Russie, Talgat Tadzhuddin, figure parmi les cadres dirigeants d’Eurasia. Cette islamophilie doit être souvent mise en parallèle dans ces milieux avec un antisémitisme persistant. Certains traditionalistes d’extrême droite[21], comme Mutti, avaient des liens, dans les années 1980, avec la Libye, l’Irak ou l’Iran. Ce courant philo-arabe, à la suite du théoricien italien Franco Freda, incitait au Djihad au nom du combat contre le « plouto-judaïsme ». A l’instar de Freda, auquel il se réfère, Douguine plaide pour une convergence des extrêmes afin de détruire le monde moderne.

Selon Marlène Laruelle, Alexandre Douguine est antisémite. Il rentre donc entièrement dans cette catégorie. Toutefois, selon cette dernière « Dougin développe une pensée complexe, affirmant également qu’Israël est le seul pays à avoir réussi à mettre en pratique plusieurs des principes de la révolution conservatrice dont il se réclame. »[22] De plus, il semblerait qu’un rabbin hassidique, Avrom Schmulevitch, fasse partie du comité directeur d’Eurasia[23]. Mais, contrairement à Guénon, qui affirmait le caractère occidental de la tradition juive[24], Douguine insiste sur le caractère non indo-européen, opposé à la mentalité indo-européenne et inassimilable du judaïsme[25]. Il donne ainsi à la « Tradition » un caractère antisémite inexistant chez Guénon mais très présent chez Evola : « Le monde de la judaïca est un monde qui nous est hostile. »[26]

Les Identitaires

L’islamophilie affichée de Douguine est à l’origine du rejet des thèses douguiniennes par le courant connu en France sous le nom d’« Identitaires », défendant un ethnocentrisme et une mixophobie radicaux. Douguine est parfois cité dans ces milieux, mais avant tout pour rejeter son islamophilie et la présence de Talgat Tadzhuddin au sein d’Eurasia.

En outre, malgré une proximité sémantique l’« eurasisme » théorisé par Douguine est fondamentalement différent de l’« Eurosibérie » des Identitaires, théorie qui se structure sur l’aire d’implantation historique des Indo-Européens, c’est-à-dire de la « race blanche », comme le montre les différents articles publiés sur l’ancien site de Terre et peuple[27]. Selon le principal animateur de Terre et peuple, Pierre Vial : « Il est apparu au cours des débats que l’Eurasie prônée par Douguine et l’Eurosibérie prônée par Terre et Peuple sont deux grands desseins sensiblement différents : Douguine propose une Eurasie voisinant en bonne harmonie avec l’Europe occidentale, tandis que Terre et Peuple veut une Eurosibérie qui soit un seul bloc ETHNIQUEMENT HOMOGENE. »[28] En effet, les Identitaires défendent enfin l’idée d’une « guerre ethnique » existant entre, d’un côté, les musulmans et les jeunes des banlieues issus de l’immigration afro-maghrébine et de l’autre, les Européens assiégés et manipulés par des élites mondialistes. Les Identitaires sont en effet persuadés que l’immigration est une colonisation de l’aire « raciale blanche », une « africanisation » de l’Europe, et font preuve en conséquence d’une islamophobie radicale. Malgré ces différences, Alexandre Douguine a été publié dans le nº 67 de Renaissance européenne, la revue de Terre et peuple Wallonie dirigée par Georges Hupin, et est invité à des colloques organisés des groupes identitaires européens aux côtés des responsables français de courant de l’extrême droite.

Enfin, le site de Douguine, Arctogaïa, était référencé dans la catégorie « notre clan » de la revue identitaire, néo-païenne et nationaliste-révolutionnaire Réfléchir & agir. La référence a disparu depuis peu. Douguine leur a donné deux entretiens en 2005 (nº 20, été 2005 et 21, automne 2005). Cependant, il faut prendre en compte que l’équipe éditoriale de cette revue a été renouvelée plusieurs fois.

La Nouvelle Droite

Les références à Alexandre Douguine et à ses idées sont plus nombreuses en ce qui concerne la « Nouvelle Droite », tous deux partageant une conception impériale de l’Europe. La Nouvelle Droite est l’une des écoles de pensée les plus intéressantes du paysage politique de la droite radicale française, née à l’automne 1967. Du fait de cette longévité, elle a connu plusieurs renouvellements doctrinaux. Composée de plusieurs courants parfois antagonistes, sa principale structure reste le GRECE (Groupement de Recherche et d’Études pour la Civilisation Européenne) qui refuse les valeurs occidentales. Cependant, son anticonformisme pose le problème de sa classification dans le champ de la science politique. Les Nouvelles Droites allemande, italienne et belge sont apparues dans les années 1970 dans le sillage de la Nouvelle Droite française[29].

Les principaux animateurs de la Nouvelle Droite, Alain de Benoist et Robert Steuckers, ont été invités par Douguine en 1992. Un voyage qui faisait suite à la participation en mars 1991 d’Alexandre Douguine, avec une intervention sur « L’empire soviétique et les nationalismes à l’époque de la perestroïka », au XXIVe colloque du GRECE dont le thème était « Nation et empire ».

Alexandre Douguine est alors présenté dans Éléments, la revue de la Nouvelle Droite, comme le correspondant du GRECE à Moscou, mais fait significatif, il ne figure pas dans la liste des membres du réseau gréciste, publiée en 2000[30]. Il devient aussi un collaborateur régulier de Vouloir et de Nouvelles de Synergies Européennes, revues révolutionnaires-conservatrices de Steuckers[31], une collaboration qui durera jusqu’en 2005. D’ailleurs, Douguine était invité en novembre 2006 à intervenir à un colloque sur la mondialisation co-organisé par Synergie Européenne de Steuckers et par l’antenne wallonne du groupe identitaire Terre et Peuple, fondée par d’anciens membres de la Nouvelle Droite.

Les années 1990 voient aussi sa participation épisodique à Éléments. Il est alors proche de la Nouvelle Droite. Il lance alors la version russe d’Éléments, Elementy, qui paraîtra de 1992 jusqu’en 1998. Le choix de ce titre est contesté par Alain de Benoist : « J’ai moi-même dit à Alexandre Douguine que je regrettais qu’il ait choisi de donner au journal qu’il a créé le titre d’Elementy, car j’estimais que ce choix ne pouvait que prêter à confusion (comme cela a déjà été le cas en Allemagne). J’ai également demandé que mon nom soit supprimé du comité de rédaction de ce journal, où il avait placé sans ma permission. »[32] Malgré cela, les textes de Douguine sont épisodiquement recensés par Alain de Benoist. Ainsi dans le numéro 122 d’Éléments, Alain de Benoist écrit que Douguine « [...] avance des vues pénétrantes sur la répartition des forces géopolitiques et spirituelles dans le monde d’aujourd’hui. On n’est certes pas obligé de le suivre dans ses extrapolations les plus aventureuses… » [33] Tandis que dans le numéro 130 de cette même revue, Alain de Benoist considère Alexandre Douguine comme le « principal théoricien actuel de l’eurasisme »[34]. En retour, l’intellectuel français sera invité avec force de publicité en novembre 2008 à prononcer une allocution lors de la « Conférence internationale sur la 4e Théorie politique », organisée par Alexandre Douguine et les animateurs du Mouvement eurasiste international et à donner des cours à la faculté de sociologie l’université d’État de Moscou, l’université Lomonosov.

Les Nationalistes-révolutionnaires

L’année 1992 voit aussi le séjour en Russie de nationalistes-révolutionnaires qui rencontrèrent Alexandre Douguine. Alexandre Douguine devient alors le représentant russe du Front européen de libération, un mouvement nationaliste paneuropéen fondé par différents nationalistes-révolutionnaires européens par le Belge Jean Thiriart, le Français Christian Bouchet, disciple français du précédent, et l’Italien Marco Battara.

Ce rapprochement fait qu’Alexandre Douguine est surtout cité par les nationalistes-révolutionnaires de la mouvance de Christian Bouchet[35], proche de Douguine depuis le début des années 1990, une proximité facilitée par le fait que les deux possèdent des références communes comme Thiriart, Ernst Niekisch, le théoricien allemand du national-bolchevisme et Julius Evola. Ces nationalistes-révolutionnaires mélangent en effet diverses doctrines et idées : national-bolchevisme, nationalisme européiste, et thèses influencées du traditionalisme antimoderne de Julius Evola. Les éditions Avatar, proches de Bouchet, ont publié deux textes de/sur Douguine en 2006 : La grande guerre des continents et Le prophète de l’eurarisme. Alexandre Douguine. Ce dernier livre est une compilation de 340 pages d’articles et de textes d’Alexandre Douguine permettant au lecteur français de se familiariser au grès des parties avec les différents aspects de la pensée de cet auteur (« Textes idéologiques », « Judaïca », « Métapolitique, métahistoire, conspirologie », « Essais philosophiques », « Entretiens » et « Divers »).

Cet éditeur publie aussi la revue Eurasia dont un des numéros a été consacré à la « Révolution conservatrice russe » (vol. I, nº 2) largement centré sur Douguine. Bouchet a édité sous forme de brochure Evola et la Russie[36] de Douguine. Enfin Douguine a été publié entre 2004 et 2006 sur le site voxnr.com, un site animé par Christian Bouchet : « Palestine et Tradition, notre solution » (un article qui soutient la politique du Hamas) ; « Le fascisme immense et rouge » (un article défendant le « fascisme de gauche ») ; « Limonov le vampire » ; « La terre verte – l’Amérique » ; « La métaphysique de l’Eurasisme » et enfin « La maison commune eurasienne ». À cela, il faut ajouter la publication sur ce site d’une petite dizaine d’articles consacrés à la pensée de Douguine.

Récemment, cette mouvance s’est enrichie du transfuge du parti communiste, Alain Soral, qui s’intéresse lui aussi à la pensée « douguinienne » comme le montre la mise en ligne sur le site Internet de Soral de l’entretien accordé au Choc du mois précédemment cité. Cet intérêt a pu être motivé par le fait que Christian Bouchet, Alain Soral et Alexandre Douguine ont participé à un colloque de la mouvance nationaliste radicale, les « IIes journées de la dissidence », organisé à Madrid les 9, 10 et 11 novembre 2007.

Le Rôle stratégique d’Alexandre Douguine

Après ce long inventaire, très descriptif mais nécessaire, dû à la nature même du sujet de cet article, nous devons nous poser la question de l’intérêt de la pensée « douguinienne » pour ces différents courants de la droite radicale française. Cet intérêt pour le néo-eurasisme « douguinien » s’inscrit en fait dans un cadre de réflexion des plus précis, celui du nationalisme européen. En effet, toutes les tendances radicales étudiées dans cet article ont conceptualisé, sous l’influence conjointe là encore de Thiriart et d’Evola, une forme de nationalisme paneuropéen : c’est l’ethnopolitique « eurosibérienne » des Identitaires[37], le nationalisme-révolutionnaire paneuropéen des nationalistes-révolutionnaires, l’Empire européen des traditionalistes et des néo-droitiers. Au-delà de leurs oppositions respectives, leur but commun est de permettre la mise en place d’un État paneuropéen assez fort pour contrer l’hégémonie américaine, un thème largement développé par Douguine.

Les idées « douguiniennes » ont donc un rôle stratégique pour les différentes tendances radicales précédemment citées : issues de sphères culturelles très différentes (à la fois russes, panslavistes, orthodoxes, soviétiques et post-soviétiques), tout en gardant un certain nombre de références communes (ésotériques, nationalistes-révolutionnaires, révolutionnaires-conservatrices, antisémites) avec les courants précités, les thèses « douguiniennes » offrent de nouvelles pistes de réflexions sur l’élaboration de ce nationalisme européen anti-occidentales.

Douguine lui-même est stratégique : issu de l’extrême droite contre-culturelle et nationaliste, Alexandre Douguine a fait le choix de la respectabilité publique[38]. Il est devenu ainsi le responsable du « Centre d’études conservatrice » de l’université d’Etat de Moscou. Cependant, il continue de partager, ne l’oublions pas, un certain nombre de thèmes avec l’extrême droite ouest-européenne, qui d’ailleurs le reconnaît toujours comme l’un des siens. Alexandre Douguine offre donc d’une part, une respectabilité russe qui fait défaut à l’extrême droite française et de l’autre, du fait de cette respectabilité, une tribune qui là encore fait défaut à la droite radicale française. Douguine est aussi un exemple : il a réussi ou est en voie de réussir, contrairement à la Nouvelle Droite, son « gramscisme », c’est-à-dire « de réorienter une partie importante de l’élite, qu’elle soit culturelle ou politique, de la Russie post-soviétique vers une nouvelle utopie anti-occidentale ».[39]

De plus, comme nous l’avons vu auparavant avec le courant identitaire, cette confrontation idéologique incite les différentes tendances radicales à une auto-évaluation de leurs propres concepts, forcément supérieurs à ceux des autres. Cette confrontation permet la mise en place, au-delà des différences et des oppositions, de synergies géopolitiques, au travers l’échange d’idées et le débat. En effet, même si ces différents courants s’opposent violemment entre eux, ils ne cessent pas pour autant de débattre sur la validité respective de leurs idées lors de rencontres internationales, comme celles mentionnées dans cet article. Enfin, malgré les tendances endogamiques à la division, les différents groupuscules de la droite radicale française tentent de nouer des liens avec d’autres structures afin d’affirmer leurs positions. Depuis la chute des régimes communistes, la droite radicale ouest-européenne, et donc française, essaient de se rapprocher de leurs homologues russes. Cela est particulièrement le cas chez les Identitaires et chez les nationalistes-révolutionnaires. Ces derniers sont en effet liés au Parti national-bolchevik dont Douguine était l’un des responsables[40].

De cet inventaire, nous pouvons constater plusieurs points. Premièrement, parmi le panorama brossé dans cet article, les plus hostiles aux thèses « douguiniennes » sont logiquement les identitaires en raison de leur islamophobie et les plus favorables sont, tout aussi logiquement, les milieux nationalistes-révolutionnaires dont les idées sont très proches de celles de Douguine. Deuxièmement, les mentions à la pensée de Douguine, sont surtout confinées dans un milieu précis malgré l’aspect d’éclatement. En effet, toutes les catégories citées sont issues de l’une des mouvances de la Nouvelle Droite, en particulier les trois premières de la critériologie établie par Pierre-André Taguieff. Celui-ci a distingué quatre grandes tendances aux rapports conflictuels ayant dominé le GRECE durant les années quatre-vingt : le traditionalisme « évolo-guénonien » ; le néo-conservatisme « moderniste » de ceux qui se réclamaient de la « Révolution Conservatrice » allemande ; le communautarisme ethniste, qui donnera naissance dans les années 1990 aux identitaires ; et enfin le positivisme, voire le scientisme, « où l’on rencontre une exaltation récurrente des « exploits » de la science et de la technique modernes, érigées en méthode de salut[41] ». La réception des idées d’Alexandre Douguine reste donc encore confidentielle en France et confinée à un milieu précis.


[1] M. Gabowitsch, « Combattre, tolérer ou soutenir ? », in M. Laruelle (dir.), Le rouge et le noir. Extrême droite et nationalisme en Russie, Paris, CNRS Éditions, 2007, pp. 94-95.

[2] Cf. M. Laruelle, « Alexandre Dugin : esquisse d’un eurasisme d’extrême droite en Russie postsoviétique », Revue d’études comparatives Est-Ouest, nº 3, 2001, pp. 59-78, Le rouge et le noir, op. cit., et La quête d’une identité impériale. Le néo-eurasisme dans la Russie contemporaine, Paris, Pétra 2007.

[3] René Guénon (1886-1951) est une figure importante de l’ésotérisme contemporain. Enseignant, membre de diverses structures occultistes et franc-maçon, il s’en détacha au début du XXe siècle pour énoncer son propre système fondé sur le concept de « Tradition primordiale ». Contrairement à ses contemporains, il ne chercha pas à être un chef d’école. Dès ses premiers livres, il rejeta la modernité et le positivisme. Déçu par l’accueil fait à ses travaux dans les milieux catholiques, il partit en voyage en 1930. Il devait gagner l’Inde mais s’installa en Égypte où converti à l’islam, il devint Abdel Wahid Yahia et épousa la fille d’un Cheikh soufi. Il mourut en Égypte en 1951. Il eut une influence considérable à la fois sur les milieux traditionalistes et maçonniques et sur les milieux artistiques et littéraires.

[4] Aristocrate, artiste, philosophe et historien des religions d’extrême droite italien né à Rome en 1898 et mort en 1974. Evola est un penseur complexe et inclassable. Sa pensée est construite en réaction à l’aristocratie catholique, la tradition chrétienne et le « monde moderne ». Politiquement, Evola se plaçait dans une optique fascisante et européiste. Ses modèles politiques étaient les anciens ordres de chevalerie teutoniques dont il voyait les incarnations modernes dans la légion de l’Archange Michel, du roumain Corneliu Codreanu, dans la Phalange de José Antonio Primo de Rivera ou dans les SS. Julius Evola réarma moralement, dès la fin de la guerre, l’extrême droite italienne, puis la Nouvelle Droite européenne. Il fut même arrêté en 1951 pour avoir impulsé une organisation clandestine, « les faisceaux d’action révolutionnaire ». Par la suite, il se consacrera de plus en plus à la contemplation délaissant l’action. Mais, jusqu’à sa mort, il affinera et radicalisera son discours.

[5] J. Evola, Impérialisme païen avec un Appendice polémique sur les attaques du parti guelfe, Puiseaux, Pardès, 1993.

[6] P. Baillet, « Julius Evola face à l’Allemagne et à l’Autriche (1928-1945) : volontarisme, esthétisme et anti-historicisme », H. T. Hansen, Julius Evola et la « révolution conservatrice » allemande, Montreuil-sous-bois, Association « Les Deux Étendards », 2002, p. 17.

[7] Hyperborée est un continent mythique, de type Atlantide, qui aurait existé au niveau du cercle circumpolaire arctique. Dans la mythologie grecque, le terme « hyperboréen » renvoyait à un peuple, mythique, vivant aux confins septentrionaux du monde connu. Ce mythe était très présent dans la littérature antique et chez des auteurs comme Goethe, chez qui il se confond avec l’Atlantide. À l’aube du XXe siècle, certains ésotéristes racistes ont fait de ce continent mythique le lieu de naissance de la race blanche et de la « tradition primordiale », une supposée connaissance transcendantale.

[8] Sur les idées de Jean Parvulesco, cf. J. Godwin, Arktos. Le mythe du Pôle dans les sciences, le symbolisme et l’idéologie nazie, Milan, Archè, 2000.

[9] Cf. V. Shnirelman, « Les nouveaux Aryens et l’antisémitisme. D’un faux manuscrit au racisme aryaniste », in M. Laruelle (dir.), Le rouge et le noir, op. cit., pp. 189-224.

[10] Actes du XXIVe colloque du GRECE, Nation et empire. Histoire et concept, Paris, GRECE, p. 27.

[11] Cf. M. Laruelle, La quête d’une identité impériale. Le néo-eurasisme dans la Russie contemporaine, Paris, Petra, 2007.

[12] Cf. L. Dupeux (dir.) La Révolution conservatrice dans l’Allemagne de Weimar, Paris, Kimé, 1992 et A. Mohler, La révolution conservatrice en Allemagne (1918-1932), Puiseaux, Pardès, 1993.

[13] J. Thiriart, Un Empire de quatre cents millions d’hommes, l’Europe, Paris, Avatar, 2007.

[14] A. Douguine, Evola et la Russie, Ars Magna, Nantes, 2006, pp. 5-6.

[15] Il est utile de préciser que ces courants sont réels mais arbitraires : des personnes peuvent évoluer au sein de plusieurs courants sans se contredire.

[16] Nº 19, janvier 2008.

[17] egalité&reconciliation.fr.

[18] P.-A. Taguieff, La Foire aux illuminés. Ésotérisme, théorie du complot, extrémisme, Paris, Mille et une nuits 2005, pp. 264-265.

[19] Cf. B. G. Rosenthal (ed.), The Occult in Russian and Soviet Culture, New York, Cornell University Press, Ithaca, 1997.

[20] J.-P. Laurant, http://www.cesnur.org/2007/bord_laurant.htm

[21] Il existe un fort courant traditionaliste, « guénonien », qui refuse l’antisémitisme et le racisme et qui combat les traditionalistes d’extrême droite de plusieurs façons (analyses/déconstructions des discours, refus de publier ces personnes, etc.).

[22] M. Laruelle « Définir l’objet « nationalisme russe » et sa place dans la Russie contemporaine », in M. Laruelle (dir.), Le rouge et le noir, op. cit., pp. 55-56.

[23] Non signé (« le traducteur »), « Avant-propos », A. Douguine, Le prophète de l’eurasisme, Paris, Avatar Éditions, 2006, p. 17.

[24] Pierre-André Taguieff a montré que Guénon avait théorisé un traditionalisme à orientation universaliste dépourvu d’antisémitisme mais pas d’un certain racisme vis-à-vis des cultures sans écritures, en particulier africaines.

[25] A. Douguine, « Comprendre c’est vaincre », Le prophète de l’eurasisme, op. cit., p. 73.

[26] Ibid., p. 77.

[27] Sur Terre et peuple, voir notre article : « L’extrême droite »folkiste » et l’antisémitisme », Le Banquet, CERAP, nº 24, pp. 255-269.

[28] http://be.altermedia.info/politique/alexandre-douguine-leurasie-et-nous_4593.html.

[29] Sur la Nouvelle Droite, cf. P.-A. Taguieff, Sur la Nouvelle droite, Paris, Descartes et Cie, 1994, J.-Y. Camus, « La Nouvelle Droite : bilan provisoire d’une école de pensée », La Pensée, nº 345, janvier-mars 2006, pp. 23-33. et S. François, Les néo-paganismes et la Nouvelle Droite (1980-2006). Pour une autre approche, Milan, Archè, 2008.

[30] GRECE, Manifeste pour une renaissance européenne. À la découverte du GRECE. Son histoire, ses idées, son organisation, Paris, GRECE, 2000, p. 113.

[31] Le germaniste belge Robert Steuckers, a été le théoricien de la tendance nationale-révolutionnaire de la Nouvelle Droite après le départ de Guillaume Faye. Il quitte le GRECE en 1993, suite à de violents désaccords avec Alain de Benoist, pour créer le groupuscule Nouvelles Synergies Européennes où il défend les thèses d’un nationalisme anticapitaliste paneuropéen teinté de pensée völkisch.

[32] Cité in P.-A. Taguieff, Sur la Nouvelle droite, op. cit., pp. 311-312.

[33] A. de Benoist, « L’Eurasie annoncée Par Douguine », Éléments, n° 122, automne 2006, p. 12.

[34] A. de Benoist, Éléments, n° 130, hiver 2009, p. 17.

[35] Christian Bouchet est la figure la plus connue du courant nationaliste-révolutionnaire au sein de l’extrême droite française. Docteur en ethnologie, enseignant, spécialiste des nouveaux mouvements religieux, directeur de plusieurs journaux plus ou moins confidentiels et animateur de sites Internet, il est aussi l’éditeur sous différentes enseignes (Ars Magna, Avatar et Éditions du Chaos) de brochures et de livres consacrés aux diverses versions du nationalisme-révolutionnaire mondial, ainsi qu’au traditionalisme évolienne et à l’ésotérisme. Militant depuis le début des années 1970, il a appartenu à toutes les organisations nationalistes-révolutionnaires depuis cette époque, en devenant un dirigeant au milieu des années 1980. Il fut le secrétaire général d’Unité radicale avant d’en partir peu de temps avant la tentative d’assassinat de Maxime Brunerie sur Jacques Chirac en 2002. Adhérent du GRECE de 1982 à 1988, il en est toujours considéré comme un « compagnon de route ».

[36] A. Douguine, Evola et la Russie, op. cit.

[37] S. François « Géopolitique des Identitaires », à paraître.

[38] A. Umland, « Vers une société incivile », in M. Laruelle (dir.), Le rouge et le noir, op. cit., pp. 165-169.

[39] Ibid., p. 169.

[40] M. Mathyl, « Nationalisme et contre-culture jeune dans la Russie de l’après-perestroïka? », in M. Laruelle (dir.), Le rouge et le noir, op. cit., pp. 128-137.

[41] P.-A. Taguieff, Sur la Nouvelle droite, op. cit., pp. 283-284.