Par Stéphane François Docteur en histoire des sciences et en science politique, Alexandre Douguine est actuellement considéré comme le principal idéologue de la Nouvelle Droite russe (mais à prendre dans un sens très différent de la Nouvelle Droite ouest-européenne), avec Geïdar Djamal, le fondateur du Parti de la renaissance islamique. En effet, Douguine, dès le début des années quatre-vingt-dix, s’est rapproché de la Nouvelle Droite française au point d’être considéré par le spécialiste de la Nouvelle Droite, Pierre-André Taguieff, comme l’« initiateur à Moscou d’un réseau « Nouvelle droite » ». Il s’agit aussi et surtout du principal théoricien du néo-eurasisme, un concept géopolitique en vogue à Moscou. Toutefois, son eurasisme diffère « radicalement de celui des penseurs qui lui ont donné son nom »[1], c’est-à-dire de l’eurasisme pensé dans les années vingt par les intellectuels de l’émigration russe. Douguine est un ancien responsable du parti national-bolchevique de 1994 à 1998. Il animera, après son départ, l’association historico-religieuse Arktogeïa. Au début des années 2000, Douguine s’est rapproché de Vladimir Poutine, avec la création du mouvement Eurasia qui deviendra un parti en avril 2001.
Comme l’a montré Marlène Laruelle[2], Alexandre Douguine a synthétisé au sein d’une pensée complexe, parfois déroutante, des éléments hétérodoxes allant de l’ésotérisme à la philosophie politique. Des proportions diverses de principes géopolitiques, de références à la notion d’« Empire » et des éléments de métaphysique, en particulier d’ésotérisme, y sont visibles, ainsi que des références plus précises à Karl Haushofer, Ernst Niekisch, Carl Schmitt, Jean Thiriart, Julius Evola, René Guénon ou Jean Parvulesco. Cette synthèse, pour le moins originale, a intéressé dès le début des années 1990 diverses tendances de la droite radicale française. Favorables ou défavorables, ces diverses tendances n’ont jamais été indifférentes aux idées défendues par l’idéologue russe.
Les Idées politico-ésotériques d’Alexandre Douguine
La pensée d’Alexandre Douguine est fortement influencée par les idées slavophiles de l’Église orthodoxe, c’est-à-dire Moscou en tant que « Troisième Rome ». Mais elle est aussi beaucoup influencée par les textes des ésotéristes traditionalistes antimodernes occidentaux comme René Guénon[3] et Julius Evola[4], malgré le fait qu’Evola méprisait profondément les peuples slaves. Il traduira d’ailleurs en 1982 Impérialisme païen de Julius Evola, publié initialement en 1928[5] qui sera diffusé sous forme de samizdat et qui reste le texte le plus « antislave » de l’Italien. Dans un entretien Douguine dira qu’il a traduit le seul texte d’Evola qu’il connaissait : l’exemplaire d’Impérialisme païen de la bibliothèque Lénine.
Ces auteurs ont théorisé durant la première moitié du XXe siècle l’idée d’une « Tradition », avec un « T » majuscule, qui renvoie à la notion ésotérique de « Tradition primordiale ». Cette expression est apparue sous la plume de René Guénon qui affirma l’existence d’une « Tradition primordiale », dont tous les courants ésotériques, franc-maçonnerie comprise, et traditions religieuses en général ne seraient que des formes dégradées plus ou moins reconnaissables. Ces deux auteurs ont en outre théorisé l’idée d’une origine hyperboréenne de la « tradition », dans un sens racialiste chez Evola. En effet, Julius Evola se passionna durant la Seconde Guerre mondiale pour les études raciales. Mais surtout, Evola serait considéré aujourd’hui, selon Philippe Baillet, l’un des meilleurs connaisseurs de la pensée évolienne, « comme un auteur sinon « négationniste », du moins fortement « révisionniste » »[6]. Toutefois, la « Tradition », selon la pensée traditionnelle, n’est que très secondairement d’ordre politique car elle est essentiellement et fondamentalement d’ordre spirituel et métaphysique.
Alexandre Douguine a donc mêlé ses thèses géopolitiques et son eurasisme non seulement à des références ésotériques, en particulier à des références à Hyperborée[7] et à la doctrine des races de la fondatrice de la Société théosophique, Helena Petrovna Blavatsky, mais aussi à des spéculations ésotérico-politiques, inspirées des spéculations fécondes de l’écrivain français d’origine roumaine Jean Parvulesco[8]. Mais, contrairement aux thèses « classiques » associant Hyperborée et nordicisme, Douguine affirme qu’Hyperborée se situait en fait en Russie septentrionale, adaptant au monde russe les idées des aryosophes allemands et autrichiens du début du XXe siècle[9].
Douguine reconnaît d’ailleurs sans aucune difficulté son appartenance à l’école « traditionnelle » : lors de son intervention au XXIVe colloque du GRECE, la principale structure de la Nouvelle Droite, que nous définirons ultérieurement, il précise d’entrée de jeu qu’il « fonde [son] appréhension du monde sur les travaux de René Guénon et de Julius Evola »[10]. Mais paradoxalement, il reste ouvert aux idées politiques et philosophiques occidentales, « modernes » dans la logique traditionaliste, qu’il tente d’acclimater à l’environnement politico-culturel russe[11].
Parmi les idées occidentales intéressant au plus au point Alexandre Douguine, nous trouvons celles de la « Révolution Conservatrice » allemande, en particulier le national-bolchevisme d’Ernst Niekisch, ainsi que les thèses développées dans les années 1960 par le théoricien radical belge Jean Thiriart. Succinctement, la « Révolution conservatrice » allemande peut être présentée de la façon suivante : c’était un courant de pensée, avant tout culturel, qui s’était développé en Allemagne entre 1918 et 1933 en opposition à la République de Weimar. Nous pouvons distinguer cinq principaux clivages en son sein : les völkisch ; les « jeunes-conservateurs » ; les « nationaux révolutionnaires » ; Bundichen (les « ligueurs ») et enfin, le « mouvement paysan »[12].
L’autre grand intérêt de Douguine porte sur les idées de Jean Thiriart. Celui-ci était un militant nationaliste-révolutionnaire paneuropéen. Son ambition était de créer un État européen unifié promouvant un système social appelé le « national-communautarisme », non fondé ethniquement. Il souhaitait créer une « Grande Europe » de Reykjavik à Vladivostok. Très hostile aux États-Unis et à Israël (il se disait antisioniste mais non antisémite), Jean Thiriart était favorable à une alliance entre l’Europe et le monde arabe. Ses thèses ont été développées dans son livre Un empire de quatre cents millions d’hommes : l’Europe[13], publié initialement en 1964. Selon des observateurs issus des rangs de la droite radicale occidentale, les thèses de Jean Thiriart ont manifestement influencé la géopolitique « douguinienne », de fortes analogies existant entre le néo-eurasisme de Douguine et le nationalisme paneuropéen de Thiriart. En effet, Douguine, dans un entretien datant de 1995 affirme que l’Allemagne et la Russie seront les puissances suprêmes d’une Eurasie unie qui s’étendra de « Dublin à Vladivostok », paraphrasant ainsi Thiriart.
Alexandre Douguine a donc, au travers de son discours, fait la synthèse entre le nationalisme paneuropéen de Thiriart et la pensée impériale ésotérique et antimoderne de Julius Evola, autre grande référence de certains courants de la droite radicale occidentale. En effet, Douguine reprend à son compte l’idée évolienne d’« imperium » qu’il transforme en « imperium eurasiatique » : « Sa formule gibeline a été claire : l’Empire contre l’Église, Rome contre le Vatican, la sacralité organique et immanente contre les abstractions dévotionnelles et sentimentales de la foi implicitement dualistes et pharisiennes. [...] Pour le traditionaliste orthodoxe, la séparation catholique entre le Roi et le Pape n’est pas imaginable et relève de l’hérésie, appelée précisément « hérésie latine ». On retrouve dans cette conception russo-orthodoxe l’idéal purement gibelin où l’Empire est tellement respecté théologiquement qu’on ne peut pas imaginer l’Église comme quelque chose d’étranger et isolée de lui. »[14] Selon les observateurs radicaux cette synthèse permet de donner une dimension mystique et spirituelle à un discours qui ne serait autrement qu’une forme de nationalisme. En effet, ces considérations sont absentes chez Thiriart.
Ces idées pour le moins non conventionnelles soulèvent la curiosité de la droite radicale française. Indépendamment des courants analysés ci-dessous[15], il est fréquent de les voir discutées sur des sites Internet ou des blogs réfléchissant sur les questions ethniques, géopolitiques ou impériales. Ainsi, Alexandre Douguine a donné récemment un entretien au magazine de la droite nationale, Le choc du mois[16], un entretien répercuté sur le site de l’ancien communiste et nouveau frontiste Alain Soral[17].
Cependant, nous devons dire que nous n’avons trouvé qu’un nombre restreint d’articles issus de publications des diverses tendances de la droite radicale française concernant Alexandre Douguine et ses idées. Il y a certes un nombre important d’articles au début des années 1990, dû à la curiosité suscitée par les thèses « douguiniennes ». Ensuite, le nombre diminue considérablement pour augmenter de nouveau au début des années 2000. Nous avons constaté aussi que la majorité des textes publiés sur Internet ne sont en fait que des mises en lignes d’articles précédemment publiés dans d’obscures revues militantes, Internet offrant une meilleure diffusion que la presse écrite et confidentielle des groupes radicaux.
Le Traditionalisme d’extrême droite
Le traditionalisme dont nous allons parler est un traditionalisme bien précis, car foncièrement politique. En effet, le traditionalisme possède une tendance minoritaire d’extrême droite dont le discours mélange traditionalisme et corpus doctrinaux d’autres courants de la droite radicale. Comme l’écrit Pierre-André Taguieff, « Ces courants mêlent les influences « traditionnistes » à d’autres (nationalistes, révolutionnaires-conservatrices, néofascistes, « national-bolcheviques », voire néo-nazies). Ils ont leurs théoriciens nationaux, tels Alexandre Douguine en Russie, Derek Holland ou Michael Walker en Grande-Bretagne, Claudio Mutti en Italie[18]. » De fait, selon Bernice Glatzer Rosenthal, l’extrême droite russe contemporaine est très marquée par les références ésotériques[19], un point indéniable chez Douguine.
Malgré le fait que Douguine soit considéré comme l’un des principaux théoriciens du traditionaliste ésotérique russe, nous n’avons trouvé que très peu de mentions lui étant consacrées dans les milieux traditionalistes d’extrême droite, à l’exception notable de l’entretien accordé au Choc du mois précédemment cité et recueilli par un traditionaliste de la Nouvelle Droite, Arnaud Guyot-Jeannin. Ces milieux partagent pourtant avec lui un certain nombre de références communes, comme l’islamophilie, en fait un intérêt très fort pour le soufisme, héritée de Guénon et que l’on retrouve par exemple chez le traditionaliste nazifiant italien Claudio Mutti, que Douguine rencontra en 1990. En effet, « En Russie, Alexandre Douguine a associé le traditionalisme guénonien à un nouveau regard « eurasiatique » sur les rapports avec les anciennes républiques soviétiques musulmanes. »[20] Effectivement, Douguine s’est très tôt intéressé aux variantes caucasiennes du soufisme, en particulier le soufisme azéri qui fait référence à une tradition hyperboréenne. De plus, Douguine ajoute, aux deux théoriciens de la « Tradition » que sont Guénon et Evola, la référence au Russe Constantin Leontiev pour qui la « Tradition » est soit orthodoxe, soit islamique. Ce dernier a inspiré manifestement l’islamophilie de Douguine. De fait, le mufti suprême de Russie, Talgat Tadzhuddin, figure parmi les cadres dirigeants d’Eurasia. Cette islamophilie doit être souvent mise en parallèle dans ces milieux avec un antisémitisme persistant. Certains traditionalistes d’extrême droite[21], comme Mutti, avaient des liens, dans les années 1980, avec la Libye, l’Irak ou l’Iran. Ce courant philo-arabe, à la suite du théoricien italien Franco Freda, incitait au Djihad au nom du combat contre le « plouto-judaïsme ». A l’instar de Freda, auquel il se réfère, Douguine plaide pour une convergence des extrêmes afin de détruire le monde moderne.
Selon Marlène Laruelle, Alexandre Douguine est antisémite. Il rentre donc entièrement dans cette catégorie. Toutefois, selon cette dernière « Dougin développe une pensée complexe, affirmant également qu’Israël est le seul pays à avoir réussi à mettre en pratique plusieurs des principes de la révolution conservatrice dont il se réclame. »[22] De plus, il semblerait qu’un rabbin hassidique, Avrom Schmulevitch, fasse partie du comité directeur d’Eurasia[23]. Mais, contrairement à Guénon, qui affirmait le caractère occidental de la tradition juive[24], Douguine insiste sur le caractère non indo-européen, opposé à la mentalité indo-européenne et inassimilable du judaïsme[25]. Il donne ainsi à la « Tradition » un caractère antisémite inexistant chez Guénon mais très présent chez Evola : « Le monde de la judaïca est un monde qui nous est hostile. »[26]
Les Identitaires
L’islamophilie affichée de Douguine est à l’origine du rejet des thèses douguiniennes par le courant connu en France sous le nom d’« Identitaires », défendant un ethnocentrisme et une mixophobie radicaux. Douguine est parfois cité dans ces milieux, mais avant tout pour rejeter son islamophilie et la présence de Talgat Tadzhuddin au sein d’Eurasia.
En outre, malgré une proximité sémantique l’« eurasisme » théorisé par Douguine est fondamentalement différent de l’« Eurosibérie » des Identitaires, théorie qui se structure sur l’aire d’implantation historique des Indo-Européens, c’est-à-dire de la « race blanche », comme le montre les différents articles publiés sur l’ancien site de Terre et peuple[27]. Selon le principal animateur de Terre et peuple, Pierre Vial : « Il est apparu au cours des débats que l’Eurasie prônée par Douguine et l’Eurosibérie prônée par Terre et Peuple sont deux grands desseins sensiblement différents : Douguine propose une Eurasie voisinant en bonne harmonie avec l’Europe occidentale, tandis que Terre et Peuple veut une Eurosibérie qui soit un seul bloc ETHNIQUEMENT HOMOGENE. »[28] En effet, les Identitaires défendent enfin l’idée d’une « guerre ethnique » existant entre, d’un côté, les musulmans et les jeunes des banlieues issus de l’immigration afro-maghrébine et de l’autre, les Européens assiégés et manipulés par des élites mondialistes. Les Identitaires sont en effet persuadés que l’immigration est une colonisation de l’aire « raciale blanche », une « africanisation » de l’Europe, et font preuve en conséquence d’une islamophobie radicale. Malgré ces différences, Alexandre Douguine a été publié dans le nº 67 de Renaissance européenne, la revue de Terre et peuple Wallonie dirigée par Georges Hupin, et est invité à des colloques organisés des groupes identitaires européens aux côtés des responsables français de courant de l’extrême droite.
Enfin, le site de Douguine, Arctogaïa, était référencé dans la catégorie « notre clan » de la revue identitaire, néo-païenne et nationaliste-révolutionnaire Réfléchir & agir. La référence a disparu depuis peu. Douguine leur a donné deux entretiens en 2005 (nº 20, été 2005 et 21, automne 2005). Cependant, il faut prendre en compte que l’équipe éditoriale de cette revue a été renouvelée plusieurs fois.
La Nouvelle Droite
Les références à Alexandre Douguine et à ses idées sont plus nombreuses en ce qui concerne la « Nouvelle Droite », tous deux partageant une conception impériale de l’Europe. La Nouvelle Droite est l’une des écoles de pensée les plus intéressantes du paysage politique de la droite radicale française, née à l’automne 1967. Du fait de cette longévité, elle a connu plusieurs renouvellements doctrinaux. Composée de plusieurs courants parfois antagonistes, sa principale structure reste le GRECE (Groupement de Recherche et d’Études pour la Civilisation Européenne) qui refuse les valeurs occidentales. Cependant, son anticonformisme pose le problème de sa classification dans le champ de la science politique. Les Nouvelles Droites allemande, italienne et belge sont apparues dans les années 1970 dans le sillage de la Nouvelle Droite française[29].
Les principaux animateurs de la Nouvelle Droite, Alain de Benoist et Robert Steuckers, ont été invités par Douguine en 1992. Un voyage qui faisait suite à la participation en mars 1991 d’Alexandre Douguine, avec une intervention sur « L’empire soviétique et les nationalismes à l’époque de la perestroïka », au XXIVe colloque du GRECE dont le thème était « Nation et empire ».
Alexandre Douguine est alors présenté dans Éléments, la revue de la Nouvelle Droite, comme le correspondant du GRECE à Moscou, mais fait significatif, il ne figure pas dans la liste des membres du réseau gréciste, publiée en 2000[30]. Il devient aussi un collaborateur régulier de Vouloir et de Nouvelles de Synergies Européennes, revues révolutionnaires-conservatrices de Steuckers[31], une collaboration qui durera jusqu’en 2005. D’ailleurs, Douguine était invité en novembre 2006 à intervenir à un colloque sur la mondialisation co-organisé par Synergie Européenne de Steuckers et par l’antenne wallonne du groupe identitaire Terre et Peuple, fondée par d’anciens membres de la Nouvelle Droite.
Les années 1990 voient aussi sa participation épisodique à Éléments. Il est alors proche de la Nouvelle Droite. Il lance alors la version russe d’Éléments, Elementy, qui paraîtra de 1992 jusqu’en 1998. Le choix de ce titre est contesté par Alain de Benoist : « J’ai moi-même dit à Alexandre Douguine que je regrettais qu’il ait choisi de donner au journal qu’il a créé le titre d’Elementy, car j’estimais que ce choix ne pouvait que prêter à confusion (comme cela a déjà été le cas en Allemagne). J’ai également demandé que mon nom soit supprimé du comité de rédaction de ce journal, où il avait placé sans ma permission. »[32] Malgré cela, les textes de Douguine sont épisodiquement recensés par Alain de Benoist. Ainsi dans le numéro 122 d’Éléments, Alain de Benoist écrit que Douguine « [...] avance des vues pénétrantes sur la répartition des forces géopolitiques et spirituelles dans le monde d’aujourd’hui. On n’est certes pas obligé de le suivre dans ses extrapolations les plus aventureuses… » [33] Tandis que dans le numéro 130 de cette même revue, Alain de Benoist considère Alexandre Douguine comme le « principal théoricien actuel de l’eurasisme »[34]. En retour, l’intellectuel français sera invité avec force de publicité en novembre 2008 à prononcer une allocution lors de la « Conférence internationale sur la 4e Théorie politique », organisée par Alexandre Douguine et les animateurs du Mouvement eurasiste international et à donner des cours à la faculté de sociologie l’université d’État de Moscou, l’université Lomonosov.
Les Nationalistes-révolutionnaires
L’année 1992 voit aussi le séjour en Russie de nationalistes-révolutionnaires qui rencontrèrent Alexandre Douguine. Alexandre Douguine devient alors le représentant russe du Front européen de libération, un mouvement nationaliste paneuropéen fondé par différents nationalistes-révolutionnaires européens par le Belge Jean Thiriart, le Français Christian Bouchet, disciple français du précédent, et l’Italien Marco Battara.
Ce rapprochement fait qu’Alexandre Douguine est surtout cité par les nationalistes-révolutionnaires de la mouvance de Christian Bouchet[35], proche de Douguine depuis le début des années 1990, une proximité facilitée par le fait que les deux possèdent des références communes comme Thiriart, Ernst Niekisch, le théoricien allemand du national-bolchevisme et Julius Evola. Ces nationalistes-révolutionnaires mélangent en effet diverses doctrines et idées : national-bolchevisme, nationalisme européiste, et thèses influencées du traditionalisme antimoderne de Julius Evola. Les éditions Avatar, proches de Bouchet, ont publié deux textes de/sur Douguine en 2006 : La grande guerre des continents et Le prophète de l’eurarisme. Alexandre Douguine. Ce dernier livre est une compilation de 340 pages d’articles et de textes d’Alexandre Douguine permettant au lecteur français de se familiariser au grès des parties avec les différents aspects de la pensée de cet auteur (« Textes idéologiques », « Judaïca », « Métapolitique, métahistoire, conspirologie », « Essais philosophiques », « Entretiens » et « Divers »).
Cet éditeur publie aussi la revue Eurasia dont un des numéros a été consacré à la « Révolution conservatrice russe » (vol. I, nº 2) largement centré sur Douguine. Bouchet a édité sous forme de brochure Evola et la Russie[36] de Douguine. Enfin Douguine a été publié entre 2004 et 2006 sur le site voxnr.com, un site animé par Christian Bouchet : « Palestine et Tradition, notre solution » (un article qui soutient la politique du Hamas) ; « Le fascisme immense et rouge » (un article défendant le « fascisme de gauche ») ; « Limonov le vampire » ; « La terre verte – l’Amérique » ; « La métaphysique de l’Eurasisme » et enfin « La maison commune eurasienne ». À cela, il faut ajouter la publication sur ce site d’une petite dizaine d’articles consacrés à la pensée de Douguine.
Récemment, cette mouvance s’est enrichie du transfuge du parti communiste, Alain Soral, qui s’intéresse lui aussi à la pensée « douguinienne » comme le montre la mise en ligne sur le site Internet de Soral de l’entretien accordé au Choc du mois précédemment cité. Cet intérêt a pu être motivé par le fait que Christian Bouchet, Alain Soral et Alexandre Douguine ont participé à un colloque de la mouvance nationaliste radicale, les « IIes journées de la dissidence », organisé à Madrid les 9, 10 et 11 novembre 2007.
Le Rôle stratégique d’Alexandre Douguine
Après ce long inventaire, très descriptif mais nécessaire, dû à la nature même du sujet de cet article, nous devons nous poser la question de l’intérêt de la pensée « douguinienne » pour ces différents courants de la droite radicale française. Cet intérêt pour le néo-eurasisme « douguinien » s’inscrit en fait dans un cadre de réflexion des plus précis, celui du nationalisme européen. En effet, toutes les tendances radicales étudiées dans cet article ont conceptualisé, sous l’influence conjointe là encore de Thiriart et d’Evola, une forme de nationalisme paneuropéen : c’est l’ethnopolitique « eurosibérienne » des Identitaires[37], le nationalisme-révolutionnaire paneuropéen des nationalistes-révolutionnaires, l’Empire européen des traditionalistes et des néo-droitiers. Au-delà de leurs oppositions respectives, leur but commun est de permettre la mise en place d’un État paneuropéen assez fort pour contrer l’hégémonie américaine, un thème largement développé par Douguine.
Les idées « douguiniennes » ont donc un rôle stratégique pour les différentes tendances radicales précédemment citées : issues de sphères culturelles très différentes (à la fois russes, panslavistes, orthodoxes, soviétiques et post-soviétiques), tout en gardant un certain nombre de références communes (ésotériques, nationalistes-révolutionnaires, révolutionnaires-conservatrices, antisémites) avec les courants précités, les thèses « douguiniennes » offrent de nouvelles pistes de réflexions sur l’élaboration de ce nationalisme européen anti-occidentales.
Douguine lui-même est stratégique : issu de l’extrême droite contre-culturelle et nationaliste, Alexandre Douguine a fait le choix de la respectabilité publique[38]. Il est devenu ainsi le responsable du « Centre d’études conservatrice » de l’université d’Etat de Moscou. Cependant, il continue de partager, ne l’oublions pas, un certain nombre de thèmes avec l’extrême droite ouest-européenne, qui d’ailleurs le reconnaît toujours comme l’un des siens. Alexandre Douguine offre donc d’une part, une respectabilité russe qui fait défaut à l’extrême droite française et de l’autre, du fait de cette respectabilité, une tribune qui là encore fait défaut à la droite radicale française. Douguine est aussi un exemple : il a réussi ou est en voie de réussir, contrairement à la Nouvelle Droite, son « gramscisme », c’est-à-dire « de réorienter une partie importante de l’élite, qu’elle soit culturelle ou politique, de la Russie post-soviétique vers une nouvelle utopie anti-occidentale ».[39]
De plus, comme nous l’avons vu auparavant avec le courant identitaire, cette confrontation idéologique incite les différentes tendances radicales à une auto-évaluation de leurs propres concepts, forcément supérieurs à ceux des autres. Cette confrontation permet la mise en place, au-delà des différences et des oppositions, de synergies géopolitiques, au travers l’échange d’idées et le débat. En effet, même si ces différents courants s’opposent violemment entre eux, ils ne cessent pas pour autant de débattre sur la validité respective de leurs idées lors de rencontres internationales, comme celles mentionnées dans cet article. Enfin, malgré les tendances endogamiques à la division, les différents groupuscules de la droite radicale française tentent de nouer des liens avec d’autres structures afin d’affirmer leurs positions. Depuis la chute des régimes communistes, la droite radicale ouest-européenne, et donc française, essaient de se rapprocher de leurs homologues russes. Cela est particulièrement le cas chez les Identitaires et chez les nationalistes-révolutionnaires. Ces derniers sont en effet liés au Parti national-bolchevik dont Douguine était l’un des responsables[40].
De cet inventaire, nous pouvons constater plusieurs points. Premièrement, parmi le panorama brossé dans cet article, les plus hostiles aux thèses « douguiniennes » sont logiquement les identitaires en raison de leur islamophobie et les plus favorables sont, tout aussi logiquement, les milieux nationalistes-révolutionnaires dont les idées sont très proches de celles de Douguine. Deuxièmement, les mentions à la pensée de Douguine, sont surtout confinées dans un milieu précis malgré l’aspect d’éclatement. En effet, toutes les catégories citées sont issues de l’une des mouvances de la Nouvelle Droite, en particulier les trois premières de la critériologie établie par Pierre-André Taguieff. Celui-ci a distingué quatre grandes tendances aux rapports conflictuels ayant dominé le GRECE durant les années quatre-vingt : le traditionalisme « évolo-guénonien » ; le néo-conservatisme « moderniste » de ceux qui se réclamaient de la « Révolution Conservatrice » allemande ; le communautarisme ethniste, qui donnera naissance dans les années 1990 aux identitaires ; et enfin le positivisme, voire le scientisme, « où l’on rencontre une exaltation récurrente des « exploits » de la science et de la technique modernes, érigées en méthode de salut[41] ». La réception des idées d’Alexandre Douguine reste donc encore confidentielle en France et confinée à un milieu précis.
[1] M. Gabowitsch, « Combattre, tolérer ou soutenir ? », in M. Laruelle (dir.), Le rouge et le noir. Extrême droite et nationalisme en Russie, Paris, CNRS Éditions, 2007, pp. 94-95.
[2] Cf. M. Laruelle, « Alexandre Dugin : esquisse d’un eurasisme d’extrême droite en Russie postsoviétique », Revue d’études comparatives Est-Ouest, nº 3, 2001, pp. 59-78, Le rouge et le noir, op. cit., et La quête d’une identité impériale. Le néo-eurasisme dans la Russie contemporaine, Paris, Pétra 2007.
[3] René Guénon (1886-1951) est une figure importante de l’ésotérisme contemporain. Enseignant, membre de diverses structures occultistes et franc-maçon, il s’en détacha au début du XXe siècle pour énoncer son propre système fondé sur le concept de « Tradition primordiale ». Contrairement à ses contemporains, il ne chercha pas à être un chef d’école. Dès ses premiers livres, il rejeta la modernité et le positivisme. Déçu par l’accueil fait à ses travaux dans les milieux catholiques, il partit en voyage en 1930. Il devait gagner l’Inde mais s’installa en Égypte où converti à l’islam, il devint Abdel Wahid Yahia et épousa la fille d’un Cheikh soufi. Il mourut en Égypte en 1951. Il eut une influence considérable à la fois sur les milieux traditionalistes et maçonniques et sur les milieux artistiques et littéraires.
[4] Aristocrate, artiste, philosophe et historien des religions d’extrême droite italien né à Rome en 1898 et mort en 1974. Evola est un penseur complexe et inclassable. Sa pensée est construite en réaction à l’aristocratie catholique, la tradition chrétienne et le « monde moderne ». Politiquement, Evola se plaçait dans une optique fascisante et européiste. Ses modèles politiques étaient les anciens ordres de chevalerie teutoniques dont il voyait les incarnations modernes dans la légion de l’Archange Michel, du roumain Corneliu Codreanu, dans la Phalange de José Antonio Primo de Rivera ou dans les SS. Julius Evola réarma moralement, dès la fin de la guerre, l’extrême droite italienne, puis la Nouvelle Droite européenne. Il fut même arrêté en 1951 pour avoir impulsé une organisation clandestine, « les faisceaux d’action révolutionnaire ». Par la suite, il se consacrera de plus en plus à la contemplation délaissant l’action. Mais, jusqu’à sa mort, il affinera et radicalisera son discours.
[5] J. Evola, Impérialisme païen avec un Appendice polémique sur les attaques du parti guelfe, Puiseaux, Pardès, 1993.
[6] P. Baillet, « Julius Evola face à l’Allemagne et à l’Autriche (1928-1945) : volontarisme, esthétisme et anti-historicisme », H. T. Hansen, Julius Evola et la « révolution conservatrice » allemande, Montreuil-sous-bois, Association « Les Deux Étendards », 2002, p. 17.
[7] Hyperborée est un continent mythique, de type Atlantide, qui aurait existé au niveau du cercle circumpolaire arctique. Dans la mythologie grecque, le terme « hyperboréen » renvoyait à un peuple, mythique, vivant aux confins septentrionaux du monde connu. Ce mythe était très présent dans la littérature antique et chez des auteurs comme Goethe, chez qui il se confond avec l’Atlantide. À l’aube du XXe siècle, certains ésotéristes racistes ont fait de ce continent mythique le lieu de naissance de la race blanche et de la « tradition primordiale », une supposée connaissance transcendantale.
[8] Sur les idées de Jean Parvulesco, cf. J. Godwin, Arktos. Le mythe du Pôle dans les sciences, le symbolisme et l’idéologie nazie, Milan, Archè, 2000.
[9] Cf. V. Shnirelman, « Les nouveaux Aryens et l’antisémitisme. D’un faux manuscrit au racisme aryaniste », in M. Laruelle (dir.), Le rouge et le noir, op. cit., pp. 189-224.
[10] Actes du XXIVe colloque du GRECE, Nation et empire. Histoire et concept, Paris, GRECE, p. 27.
[11] Cf. M. Laruelle, La quête d’une identité impériale. Le néo-eurasisme dans la Russie contemporaine, Paris, Petra, 2007.
[12] Cf. L. Dupeux (dir.) La Révolution conservatrice dans l’Allemagne de Weimar, Paris, Kimé, 1992 et A. Mohler, La révolution conservatrice en Allemagne (1918-1932), Puiseaux, Pardès, 1993.
[13] J. Thiriart, Un Empire de quatre cents millions d’hommes, l’Europe, Paris, Avatar, 2007.
[14] A. Douguine, Evola et la Russie, Ars Magna, Nantes, 2006, pp. 5-6.
[15] Il est utile de préciser que ces courants sont réels mais arbitraires : des personnes peuvent évoluer au sein de plusieurs courants sans se contredire.
[16] Nº 19, janvier 2008.
[17] egalité&reconciliation.fr.
[18] P.-A. Taguieff, La Foire aux illuminés. Ésotérisme, théorie du complot, extrémisme, Paris, Mille et une nuits 2005, pp. 264-265.
[19] Cf. B. G. Rosenthal (ed.), The Occult in Russian and Soviet Culture, New York, Cornell University Press, Ithaca, 1997.
[20] J.-P. Laurant, http://www.cesnur.org/2007/bord_laurant.htm
[21] Il existe un fort courant traditionaliste, « guénonien », qui refuse l’antisémitisme et le racisme et qui combat les traditionalistes d’extrême droite de plusieurs façons (analyses/déconstructions des discours, refus de publier ces personnes, etc.).
[22] M. Laruelle « Définir l’objet « nationalisme russe » et sa place dans la Russie contemporaine », in M. Laruelle (dir.), Le rouge et le noir, op. cit., pp. 55-56.
[23] Non signé (« le traducteur »), « Avant-propos », A. Douguine, Le prophète de l’eurasisme, Paris, Avatar Éditions, 2006, p. 17.
[24] Pierre-André Taguieff a montré que Guénon avait théorisé un traditionalisme à orientation universaliste dépourvu d’antisémitisme mais pas d’un certain racisme vis-à-vis des cultures sans écritures, en particulier africaines.
[25] A. Douguine, « Comprendre c’est vaincre », Le prophète de l’eurasisme, op. cit., p. 73.
[26] Ibid., p. 77.
[27] Sur Terre et peuple, voir notre article : « L’extrême droite »folkiste » et l’antisémitisme », Le Banquet, CERAP, nº 24, pp. 255-269.
[28] http://be.altermedia.info/politique/alexandre-douguine-leurasie-et-nous_4593.html.
[29] Sur la Nouvelle Droite, cf. P.-A. Taguieff, Sur la Nouvelle droite, Paris, Descartes et Cie, 1994, J.-Y. Camus, « La Nouvelle Droite : bilan provisoire d’une école de pensée », La Pensée, nº 345, janvier-mars 2006, pp. 23-33. et S. François, Les néo-paganismes et la Nouvelle Droite (1980-2006). Pour une autre approche, Milan, Archè, 2008.
[30] GRECE, Manifeste pour une renaissance européenne. À la découverte du GRECE. Son histoire, ses idées, son organisation, Paris, GRECE, 2000, p. 113.
[31] Le germaniste belge Robert Steuckers, a été le théoricien de la tendance nationale-révolutionnaire de la Nouvelle Droite après le départ de Guillaume Faye. Il quitte le GRECE en 1993, suite à de violents désaccords avec Alain de Benoist, pour créer le groupuscule Nouvelles Synergies Européennes où il défend les thèses d’un nationalisme anticapitaliste paneuropéen teinté de pensée völkisch.
[32] Cité in P.-A. Taguieff, Sur la Nouvelle droite, op. cit., pp. 311-312.
[33] A. de Benoist, « L’Eurasie annoncée Par Douguine », Éléments, n° 122, automne 2006, p. 12.
[34] A. de Benoist, Éléments, n° 130, hiver 2009, p. 17.
[35] Christian Bouchet est la figure la plus connue du courant nationaliste-révolutionnaire au sein de l’extrême droite française. Docteur en ethnologie, enseignant, spécialiste des nouveaux mouvements religieux, directeur de plusieurs journaux plus ou moins confidentiels et animateur de sites Internet, il est aussi l’éditeur sous différentes enseignes (Ars Magna, Avatar et Éditions du Chaos) de brochures et de livres consacrés aux diverses versions du nationalisme-révolutionnaire mondial, ainsi qu’au traditionalisme évolienne et à l’ésotérisme. Militant depuis le début des années 1970, il a appartenu à toutes les organisations nationalistes-révolutionnaires depuis cette époque, en devenant un dirigeant au milieu des années 1980. Il fut le secrétaire général d’Unité radicale avant d’en partir peu de temps avant la tentative d’assassinat de Maxime Brunerie sur Jacques Chirac en 2002. Adhérent du GRECE de 1982 à 1988, il en est toujours considéré comme un « compagnon de route ».
[36] A. Douguine, Evola et la Russie, op. cit.
[37] S. François « Géopolitique des Identitaires », à paraître.
[38] A. Umland, « Vers une société incivile », in M. Laruelle (dir.), Le rouge et le noir, op. cit., pp. 165-169.
[39] Ibid., p. 169.
[40] M. Mathyl, « Nationalisme et contre-culture jeune dans la Russie de l’après-perestroïka? », in M. Laruelle (dir.), Le rouge et le noir, op. cit., pp. 128-137.
[41] P.-A. Taguieff, Sur la Nouvelle droite, op. cit., pp. 283-284.