dimanche 27 juin 2010

Phosphore sur Darmstadt

Témoignage du Lieutenant-Colonel Christiaan Hendrik Turcksin, commandeur de la “Flak-Brigade” flamande


Pour comprendre ce texte : Christian Hendrik Turcksin, figure étonnante du Brabant flamand, ancien comédien des rues, tenancier de taverne, nationaliste flamand par une sorte d’anarchisme naturel, s’engage dans la Luftwaffe de Goering dès 1940, et recrute plusieurs milliers d’hommes pour la force aérienne allemande, dont beaucoup de rampants, de troupes destinées à surveiller et défendre les aérodromes et à servir les batteries anti-aériennes de la “FLAK”. Ces troupes flamandes participeront à l’occupation des départements du Nord de la France, jadis annexés par Louis XIV. Dans ce recrutement, il aurait eu l’appui tacite de l’établissement belge, qui lui a fourni un cadre d’officiers compétents, avec la promesse de le défendre en cas d’une victoire alliée et d’un putsch communiste simultané. Les soldats de Turcksin se battront après septembre 1944 sur le front occidental (et non pas sur le front de l’Est!) et seront chargés de défendre, avec leurs camarades allemands, les villes du pays de Bade et la vallée du Neckar, notamment contre les armées de Leclerc. Turcksin sera arrêté et torturé par les Américains (la description des “interrogatoires” qu’il a subis est hallucinante!) puis livré à la Belgique qui le condamnera à perpétuité et le libèrera après 13 ans de détention. Mais en occultant soigneusement sa saga, pour qu’elle ne jette pas le trouble dans le bon peuple. Turcksin finira ses jours en Allemagne, dont il obtiendra la nationalité. Il a laissé des mémoires aux Archives Fédérales de Bonn. Le livre (références infra) tiré de ces mémoires, et paru chez l’éditeur De Krijger, a été composé par l’un de ses anciens officiers, issu du mouvement flamand et non pas de l’armée belge, l’historien Jos Vinks, aujourd’hui décédé. Ce livre désormais accessible au grand public aurait recelé une véritable bombe à retardement pour l’établissement il y a une ou deux décennies. Aujourd’hui, l’amnésie est généralisée et la confusion est totale. Donc on peut sans crainte révéler une partie des mémoires de ce phénomène inclassable que fut Turcksin.

L’offensive von Rundstedt avait échoué. Les bombardements sur les villes allemandes ne cessaient d’augmenter. Cela devenait de plus en plus une pure boucherie, dont était victime la seule population civile, des vieillards, des femmes et des enfants. Ces bombardements frappaient des villes sans importance militaire (comme Dresde), que l’on rasait sans hésiter. En plus, les chasseurs mitraillaient les routes, les villages, les champs et canardaient tout ce qui bougeait : un paysan sur son champ, une femme à vélo qui partait faire ses emplettes, des enfants qui se rendaient à l’école.

A cette époque-là, j’étais contraint de voyager régulièrement entre Wiesbaden et Germersheim et ces trajets étaient de plus en plus dangereux, à cause des chasseurs alliés qui survolaient le pays en rase-mottes. La “Flakbrigade” flamande ripostait de son mieux et récoltait des louanges pour ses actions. Pour protéger la population civile contre les “jabos” [chasseurs-bombardiers légers des forces alliées, de type “Typhoon” ou “Thunderbolt”, ndlr], nos batteries lourdes avaient reçu en renfort des pièces anti-aériennes à trois tubes, qui provenaient de la marine: on les avait démontés de leurs navires de guerre.

La chose la plus horrible que j’ai vécue à cette époque-là de la guerre, fut bel et bien le bombardement de Darmstadt. Pour échapper au danger permanent que représentaient les “jabos”, nous effectuions nos plus longs trajets de nuit. Ce jour-là, en m’approchant de Darmstadt par l’autoroute, une sentinelle me fait signe de m’arrêter, juste avant la sortie vers la ville. L’alerte maximale venait juste d’être donnée. Il n’a pas fallu longtemps pour voir, depuis l’autoroute, à cinq kilomètres de la ville, le déclenchement de gigantesques incendies. D’un coup, le ciel est passé par toutes les couleurs: bleu azur, jaune verdâtre, toutes les nuances de l’arc-en-ciel; il faisait si clair qu’on pouvait presque lire le journal.

“C’est du phosphore que lancent ces bandits” me dit alors un homme appartenant à la Croix-Rouge. “Et cela sur une ville où il n’y a que des hôpitaux”. “Il n’y a pas d’industrie, pas d’unités de l’armée”. “Maintenant, ajouta-t-il, vous devrez rester pour aider, avec votre voiture”. “Afin de conduire les blessés à Heidelberg. Ce n’est que là qu’on peut aider ceux qui ont été touchés par le phosphore”. Dès la fin de l’alerte, je me suis rangé dans la colonne de voitures qui suivait le véhicule de la Croix-Rouge. Nous n’avons pas pu aller plus loin que la gare. L’asphalte de la rue brûlait et dégageait des couleurs vives: du rouge, du vert, du jaune. Des frissons d’horreur me secouaient quand j’entendais hurler les femmes et les enfants: tous ceux qui ont entendu de tels cris s’en sont souvenu toute leur vie durant. Quant à ceux qui ont ordonné et fait exécuter un tel massacre, ils ne méritent plus le nom d’homme: ce sont des démons. Certains sont fiers d’avoir participé à ces massacres: où est leur conscience? Disent-ils, eux aussi, qu’ils n’ont fait qu’exécuter les ordres?

On désigna, pour monter dans ma voiture, une femme qui portait un enfant et tenait une petite fille par la main. Ils hurlaient de douleur. Ce n’était plus des cris, mais de véritables hurlements. J’ai demandé à l’homme de la Croix-Rouge s’il n’avait rien pour aider ces pauvres gens. “Non”, me répondit-il, “la seul chose possible, c’est de procéder à l’ablation des chairs touchées par le phosphore. Seuls ceux de la clinique universitaire d’Heidelberg peuvent le faire. Voilà pourquoi vous devez vous y rendre le plus rapidement possible”. J’ai roulé au maximum des capacités du moteur, j’ai foncé comme un fou sur l’autoroute. Je peux difficilement exprimer par des mots ce qui se passait sur la banquette arrière de mon véhicule. Pendant de nombreuses années, cette vision m’a poursuivi dans mon sommeil, a hanté mes cauchemars. Pendant le trajet vers Heidelberg, j’ai maudit intensément les responsables de cette horreur sans nom, je leur ai souhaité les pires choses, comme jamais je ne l’avais fait dans ma vie.

La femme ne cessait de m’implorer: “Monsieur l’officier, finissez-en. N’avez-vous donc aucun sentiment pour la souffrance de mes enfants? Donnez-moi votre pistolet, que je le fasse moi-même, si vous êtes trop lâche!”. Après ce voyage abominable, un médecin m’a expliqué combien douloureuses étaient les brûlures dues au phosphore. C’était dans la clinique d’Heidelberg. Le seul moyen, même s’il paraît extrêmement brutal, est de trancher la chair atteinte. Tenter de la “refroidir” ne sert à rien et rend les douleurs encore plus insupportables. Des brûlés au phosophore se sont jetés à l’eau, pensant soulager leurs douleurs, mais la moitié d’entre eux en sont morts ou sont devenus fous car le mal devenait alors insoutenable. De telles scènes se sont déroulées partout, mais, comme je l’ai appris à ce moment-là, ce fut surtout à Hambourg et à Dresde. “Essayez vous-même”, me dit le médecin d’Heidelberg, “en prenant une alumette, que vous allumez, mais en la tenant contre une partie du corps avant qu’elle ne s’enflamme. Une seule seconde suffit. Vous saurez alors ce que cela signifie d’être arrosé de phosphore”.

Ensuite, pragmatique, il me dit : “Je vais faire nettoyer votre auto, car il est probable que vous soyez vous aussi brûlé ultérieurement par ce qu’il reste de phosphore dans le véhicule”. Je me suis alors rendu près de ma voiture et j’ai attendu, parce que je voulais savoir ce qu’il était advenu de cette femme et de ses deux enfants. La femme a dû subir une amputation des deux pieds. La fillette qu’elle avait tenue par la main a connu le même sort, parce qu’elle avait marché, elle aussi [sur l’asphalte brûlant sous l’effet du phosphore, ndt]. Le jeune enfant que la mère portait a été amputé du bras droit. L’intérieur de ma voiture était brûlé: le phosphore avait continué lentement à manger la matière, cherchant toujours plus de “nourriture” à engloutir, jusqu’à l’épuisement de sa force diabolique. On a ôté tous les sièges de ma voiture et on les a enduits d’une sorte de pâte. J’ai dû utiliser une simple chaise, dont on avait scié les pieds, comme siège de conducteur!

[Extrait de Jos VINKS, De memoires van Turcksin, Uitgeverij De Krijger, Erpe, s.d., 25 Euro, ISBN 90-7254-747-0].



Les méfaits de la globalisation

Archives de Synergies Européennes - 2003

Louis VINTEUIL :


De nos jours l’Europe, sous le masque de cette pâle caricature qu’est l’Union Européenne, est soumise à un processus d’homogénéisation dont les vecteurs et principes capitalistes et militaires sont ceux du « manu-militarisme » et du « manu-monétarisme ». En ce sens, l’Union Européenne constitue un mécanisme régional politico-économique, un maillon dans la chaîne du globalisme qui assoit sa primauté planétaire par le biais d’une cartellisation régionale du monde. Dans cette même direction, les régimes capitalistes ultralibéraux ainsi que les sociales démocraties qui sont en oeuvre dans la plupart des pays européens ne constituent que des mécanismes régulateurs des intérêts du grand capital financier regroupés dans le groupe G7. Les fondements de l’actuelle construction européenne reposent sur un système de valeurs hérité de la Renaissance : anthropocentrisme, conception technicienne et scientiste de la vie, économicisme exacerbé, obsidionalité et biosidionalité technologique qui considèrent la nature humaine comme un produit de consommation illimité. Derrière le bien être matériel universel et la prospérité globale, se cache une stratégie de développement qui n’est en fait qu’une stratégie de violence dont les pivots sont l’égocentrisme, l’anthropocentrisme et la conception de l’existence fondée sur une croissance continue indifférenciée et dont les armes sont l’exploitation illimitée des ressources naturelles et humaines à l’échelle planétaire. Cette stratégie de la croissance continue —et dont le père spirituel est Joseph Retinger— n’est au fond qu’une stratégie de la tension qui aboutit à l’utilisation entropique des hommes et de la nature et devient la forme contemporaine de l’évolutionnisme global high-tech. La première ébauche de cette Europe capitaliste, entamée à Bilderberg dans les années 50 et qui fut teintée d’un certain type de Macartysme américain, sera parachevée par la doctrine de la trilatérale qui fera de l’Europe une corporation, une chasse gardée des oligarchies financières transnationales. L’Europe transformée en un immense supermarché , grande ferme soumise au jeu du marché spéculateur.

L’idéologie globale est par essence totalitaire, affectée d’un évolutionnisme pathogène car, par la voie du manu-militarisme et du manu-monétarisme, elle entend effacer et niveler toutes les diversités, les réalités naturelles et plurielles afin de soumettre les peuples aux sacerdoces des lois du monothéisme du marché. Ce manu-militarisme et ce manu-monétarisme ne sont que les moyens pour créer une zone globale de libre échange, dominée par les cartels financiers anglo-saxons. La globalisation ne s’est jamais fixée pour but philanthropique de créer une utopie d’une communauté mondiale pacifique et fraternelle. Elle n’est qu’un processus avancé de libéralisation des marchés, de délocalisation et de dérégulation des économies ainsi qu’un instrument de conquête capitaliste dans la marche au plus grand profit. En voulant contrôler l’évolution de toute forme d’existence, le globalisme engendre une communication socio-culturelle destructive, dont l’uniformisation et le nivellement viennent détruire la communication naturelle génétique.

La manipulation mentale généralisée

Ce qui caractérise la société globale, c’est indéniablement la manipulation mentale généralisée. En effet la société globale est un vaste laboratoire où l’on s’ingénie à créer par le contrôle des esprits une société psycho-civilisée qui, grâce à la génétique, expérimente le clonage d’êtres humains, décervelés et domestiquées. C’est en quelque sorte le remake du « procédé Bokanosky » imaginé par Aldous Huxley dans le « Meilleur des mondes ». Le but est, dans l’esprit d’un Francis Fukuyama , par l’intermédiaire des biotechnologies, d’abolir le temps et les concrétudes naturelles, pour mettre un terme à l’histoire et abolir les êtres humains en tant qu’êtres concrets, pour aller au-delà de l’humain. Par les procédés de manipulation mentale on aboutit dans cette société globale à une nouvelle forme d’esclavagisme moderne. En effet, dans le passage au XXIème siècle, les nouvelles technologies, informatiques et images, bouleversent toutes les données de la vie quotidienne tout comme le champ de toutes les investigations scientifiques. L’écran devient fatal et omniprésent, comme du reste le règne du spectacle et du simulacre. C’est de l’intérieur du monde envahissant des images que peut se voir la manipulation vidéographique, se déployer le règne des artifices et des simulations, se mettre en place une sacralisation nouvelle de l’image et de sa présence. La manipulation mentale dont je parle s’apparente à celle qu’exercerait une secte globale. En effet, il y a une parenté flagrante entre la secte, exigeant le consentement intime à un groupe donné et l’adhésion au marché universel , société à la fois globale et fragmentée en cellules consuméristes rendues narcissiques. La société-bulle des cultes sectaires n’est que le plagiat microsociologique de la secte globale planétaire sommant chacun de devenir un « gentil et docile membre de l’humanité » .

Comme dans les sectes, la société globale qui se propose d’abolir le temps et l’histoire, sécrète en elle une volonté de suicide collectif refoulée, l’autodestruction étant vécue de manière indolore tel un voyage spirituel vers une autre incarnation. Il s’agit bien d’une nouvelle forme de « Karma »moderne. La révolution technologique, le règne du cyberspace, la révolution numérique, le développement des réseaux électroniques d’information provoquent un syndrome de saturation cognitive. Assommés par un flux continus d’informations et d’images, les individus sont de moins en moins en mesure de penser et de décider, donc finalement de travailler ; étant de plus en plus accablés et abrutis.

La cyber-crétinisation

Nous sommes au coeur de la cyber-crétinisation. La manipulation mentale aboutit de même à la colonisation de l’inconscient et de l’imagination, en tant qu’espace intime onirique, symbolique et archétypale. Le capitalisme traditionnel, qui se contentait jadis de la publicité, s’attaque aujourd’hui aux domaines du rêve, de l’imagination, dans les visions du monde les plus intimes. Cette colonisation de l’imagination s’opère par la diffusion de supplétifs telle la science fiction, prêt-à-porter de l’imaginaire s’adressant aux « étages intérieurs » de l’inconscient, un imaginaire standardisé, pauvre, qui se réduit le plus souvent à des formes bâtardes de vulgarisation, nulles aussi bien sur le plan littéraire qu’intellectuel. Le loisir imaginaire contemporain qui vise à instaurer une société de joie permanente se réduit à une incitation collective à l’achat. La production symbolique, autrefois ajustée à l’évolution des siècles, est devenue frénétique. Le but est ici d’aboutir à une perte d’identité et des capacité réactives. Ainsi la société globale est une vaste techno-utopie à propos de laquelle Armand Mattelart écrit « qu’elle se révèle une arme idéologique de premier plan dans les trafics d’influence, en vue de naturaliser la vision libre-échangiste de l’ordre mondial, la théocratie libérale ».

Une nouvelle forme de “racisme global”

L’Egoité, l’anthropocentrisme et le scientisme, qui font les fondements évolutionnistes du globalisme, sont les matrices d’une nouvelle forme de « racisme global ». En effet, de part sa politique ultralibérale et les discriminations culturelles et économiques qu’il implique, le globalisme tend à accroître le fossé entre le développement psychologique et social des hommes, lequel ne correspond plus à l’évolution de sa dynamique biologique. Les types classiques de cette nouvelle forme de racisme et d’eugénisme global résultent des nouvelles formes de manipulations génétiques et de clonage qui bouleversent le cours naturel et biologique des hommes alors qu’elles augmentent les disparités culturelles et économiques. Une nouvelle forme de darwinisme social postmoderne apparaît sous les traits de l’ultralibéralisme global qui ne laisse aucune chance aux peuples et aux individus. Une nouvelle forme d’hominisation globale de l’être humain apparaît avec le globalisme par la création et la promotion d’un génotype générique, docile consommateur entièrement conditionné par l’idéologie dominante.

Cette nouvelle hominisation est à l’opposé de la bio-pluralité des peuples et de la terre qui tend de plus en plus à disparaître. Le globalisme véhicule une conception anthropocentrique de la science alors que la science devrait être biocentrique. D’autre part, le globalisme n’est que l’expression de l’américanisation unilatérale du monde entier, l’américanisme comme universalisme, l’américanisme comme mondialisme, l’américanisme comme néocolonialisme moderne. Au lendemain de la révolution d’octobre, Lénine écrivait « l’impérialisme stade suprême du capitalisme ». Au seuil du troisième millénaire, le capital international fait monter la donne : le globalisme américain devient le stade suprême de l’impérialisme moderne. Avec ce globalisme sensé apporter la prospérité à l’échelon planétaire, on a vu émerger des « villes globales », des « cités globales », lesquelles ont généré un processus de paupérisation croissante qu’on peut qualifier de « bidonvillisation » accélérée à l’échelle du globe.

La formule des “3D”

Autrement dit , la fondation du village planétaire creuse davantage l’incommensurable fossé entre riches et pauvres. Nouvelle division internationale du travail, nouveaux conflits sociaux, capital spéculatif à 90%, voilà le nouveau visage de l’exploitation capitaliste des grands groupes multinationaux. En réalité ce qu’on entend par “mondialisation”, c’est la généralisation du système capitaliste à tous les Etats de la planète. Le « laisser faire, laisser passer », cher à A. Smith, s’est mué en un nouveau slogan qui charrie le démantèlement des barrières douanières, la suppression de toutes sortes de contraintes au libre déplacement des capitaux tout en exigeant la « non ingérence » des Etats dans la régulation des économies. « Tout ce que l’Etat peut faire, c’est ne rien faire », claironnent les mondialistes. D’où la formule des 3 D qui se trouve consacrée de plus en plus : désintermédiation, déréglementation et décloisonnement. La mondialisation a créé un vaste horizon économique qui reste à peu près vide sur le plan symbolique et qui s’offre dès lors à l’imagination utopique. Néanmoins on assiste paradoxalement au déclin de l’américanité comme utopie, espace de rêve et de remplacement. Plusieurs données supportent un constat d’échecs des grandes utopies américaines : la démocratie radicale, le melting pot, les mythes latino-américains indigénistes de l’hybridation ou du métissage biologique d’où devait résulter une race supérieure, sont tous autant d’utopies qui n’ont pas trouvé de traduction dans le domaine social et économique et auxquelles se sont substitués les modèles de ghettoïsation raciale et ethnique. L’idéologie globaliste est en fait un processus de falsification négative et perfide du monde.

lundi 21 juin 2010

Les paganismes de la nouvelle droite


http://tel.archives-ouvertes.fr/docs/00/44/26/49/PDF/these_stephane_francois_-_Les_paganismes_de_la_Nouvelle_Droite_-1980-2004-.pdf

Un livre fondamental Christian Bouchet

Les éditons Avatar, annoncent la parution proche d’Imperium le maître livre de Francis Parker Yockey (1917-1960), soixante années après sa publication originale. Comme quoi, il faut parfois du temps pour qu’une œuvre politique fondamentale fasse son chemin.

En 1946, Yockey était arrivé en Allemagne et avait découvert l’œuvre des « libérateurs » : des dizaines de villes allemandes « nettoyées » à coup de bombes au phosphore (six cent trente mille morts civils, selon l’estimation la plus faible), seize millions d’Allemands expulsés de leurs foyers en Europe de l’Est (le plus grand nettoyage ethnique de l’Histoire, jamais égalé, et jamais dénoncé), les exactions commises contre la population civile allemande en 1945-48, les prisonniers de guerre allemands exterminés par la famine, par centaines de milliers, dans les camps américains et français, où la Croix-Rouge n’avait pas le droit d’intervenir. Et le début d’application du sadique plan Morgenthau destiné à transformer l’Allemagne en pays agricole, sans tenir compte des conséquences mortelles pour une grande partie de la population.

Yockey, personnalité sensible, passionnée, idéaliste, romantique, exaltée même, fut marqué pour la vie par ce spectacle terrible et jura de se consacrer corps et âme à la lutte contre l’Amérique et pour la renaissance de l’Europe. Son premier acte important fut de se retirer dans un coin reculé de l’Irlande, et d’écrire en six mois les six cent pages d’Imperium. Le message essentiel du livre est une condamnation définitive de la civilisation libérale marchande, et l’annonce quasi-prophétique d’un futur Imperium européen et d’une régénération de l’Occident selon un modèle autoritaire.

L’ouvrage ne passa pas inaperçu Julius Evola en fit un commentaire approfondi, et le célèbre historien militaire britannique Liddell Hart en fit une critique favorable. En France Maurice Bardèche l’apprécia tant qu’il en fit une traduction qui ne fut pas publiée mais qu’il fit circuler sous forme ronéotée.

Durant les années suivantes, Yockey développa et affina ses conceptions dans une série de textes, souvent extrêmement radicaux, mais comportant aussi des vues d’une clairvoyance remarquable, et des idées révolutionnaires pour l’extrême-droite de l’époque. L’un des premiers, Yockey prôna l’abandon total des vieux nationalismes du XIXème siècle, et appela à l’unité de l’Europe (« depuis les promontoires de Galway jusqu’à l’Oural ») autour d’un fort noyau germanique, avec la participation éventuelle de la Russie, vue comme un allié potentiel à partir de 1952. L’un des premiers, il comprit que les Etats-Unis et leur modèle de société étaient beaucoup plus dangereux que l’URSS pour l’identité européenne. Ces thèmes furent plus tard brillamment développés par Alain de Benoist et les théoriciens de la Nouvelle droite française (« l’URSS meurtrit les corps, l’Amérique tue les âmes »). Yockey n’hésita pas à établir des contacts avec le Bloc de l’Est, assistant au procès de Prague en 1952 (ce qui lui valut la révocation de son passeport par le Département d’Etat US). Il s’engagea ensuite en faveur du mouvement neutraliste et tiers-mondiste (né à Bandung en 1955), n’hésitant pas à se rendre en Egypte où il rencontra Nasser et Anouar el-Sadate pour lesquels il travailla quelques temps. Dans un activisme forcené, il parcourut le monde, véritable « commis voyageur en subversion », allant finalement jusqu’à Cuba avec l’intention de rencontrer Fidel Castro, bête noire des Etats-Unis à cette époque. Nul doute que le FBI ait été particulièrement irrité par ce dernier épisode, qui s’ajoutait à beaucoup d’autres. Quelques mois après cette visite à Cuba, il fut arrêté avec un faux passeport sur le territoire américain (« Ce n’est pas un petit poisson, c’est un homme qui nous intéresse beaucoup, beaucoup », déclara alors un représentant du FBI), et il se « suicida » dans sa cellule quelques jours plus tard.

Par sa vie passionnée, par sa mort mystérieuse, par son livre prophétique, Yockey est entré dans le mythe. Américain « apostat », il a eu une influence indéniable sur le courant euro-nationaliste, influence qui se retrouve chez le théoricien belge Jean Thiriart, dans la Nouvelle droite française, chez le philosophe russe Alexandre Dougine et sa mouvance « eurasiste » (car Yockey est bien connu en Russie), et dans tout le courant nationaliste révolutionnaire en général. A l’époque où il vivait, les idées de Yockey n’eurent que très peu d’impact et furent mêmes perçues comme une provocation par l’extrême-droite conservatrice, anti-communiste et pro-américaine. Au contraire, aujourd’hui, après la réunification allemande et la chute de l’URSS, avec la montée en puissance du mondialisme et du Nouvel ordre mondial, elles deviennent de plus en plus actuelles. Dans un monde où seules compteront les unités d’au moins trois cent millions d’hommes, l’unité véritable de l’Europe – et non pas l’Union européenne - est de plus en plus nécessaire et urgente (cela est d’ailleurs valable aussi bien pour l’Europe que pour le monde arabe et l’Amérique du Sud). Le rapprochement Europe-Russie devient lui aussi inéluctable et ouvre la voie à un futur grand ensemble continental et impérial (mais pas « impérialiste »). Avec le militarisme US et le pacte d’acier américano-sioniste sur fond de prophétisme biblique, la désignation de l’« ennemi principal » faite par Yockey est plus que jamais valable.

C’est dans cette perspective qu’il faut placer les écrits de Yockey, et sa prophétie de l’Imperium. Quelles qu’aient été ses outrances – indéniables –, cet Américain a été un grand patriote européen. C’est pour cela qu’il convient de le lire.

notes

Imperium. La philosophie de l’histoire et de la politique
Prix : €39,00

Auteur[s] : Francis Parker Yockey
Éditeur : Avatar Éditions
Date de Parution : 10/2008
Pages : 424

Collection : Heartland
Dimensions (cm) : 14,85 x 21
ISBN/EAN : 9780955513275

Disponible chez librad.com france

A lire aussi Le Prophète de l’Imperium, recueil de texte de et sur Yockey.

samedi 19 juin 2010

Alaxandre Douguine et la droite radicale française

Par Stéphane François

Docteur en histoire des sciences et en science politique, Alexandre Douguine est actuellement considéré comme le principal idéologue de la Nouvelle Droite russe (mais à prendre dans un sens très différent de la Nouvelle Droite ouest-européenne), avec Geïdar Djamal, le fondateur du Parti de la renaissance islamique. En effet, Douguine, dès le début des années quatre-vingt-dix, s’est rapproché de la Nouvelle Droite française au point d’être considéré par le spécialiste de la Nouvelle Droite, Pierre-André Taguieff, comme l’« initiateur à Moscou d’un réseau « Nouvelle droite » ». Il s’agit aussi et surtout du principal théoricien du néo-eurasisme, un concept géopolitique en vogue à Moscou. Toutefois, son eurasisme diffère « radicalement de celui des penseurs qui lui ont donné son nom »[1], c’est-à-dire de l’eurasisme pensé dans les années vingt par les intellectuels de l’émigration russe. Douguine est un ancien responsable du parti national-bolchevique de 1994 à 1998. Il animera, après son départ, l’association historico-religieuse Arktogeïa. Au début des années 2000, Douguine s’est rapproché de Vladimir Poutine, avec la création du mouvement Eurasia qui deviendra un parti en avril 2001.

Comme l’a montré Marlène Laruelle[2], Alexandre Douguine a synthétisé au sein d’une pensée complexe, parfois déroutante, des éléments hétérodoxes allant de l’ésotérisme à la philosophie politique. Des proportions diverses de principes géopolitiques, de références à la notion d’« Empire » et des éléments de métaphysique, en particulier d’ésotérisme, y sont visibles, ainsi que des références plus précises à Karl Haushofer, Ernst Niekisch, Carl Schmitt, Jean Thiriart, Julius Evola, René Guénon ou Jean Parvulesco. Cette synthèse, pour le moins originale, a intéressé dès le début des années 1990 diverses tendances de la droite radicale française. Favorables ou défavorables, ces diverses tendances n’ont jamais été indifférentes aux idées défendues par l’idéologue russe.

Les Idées politico-ésotériques d’Alexandre Douguine

La pensée d’Alexandre Douguine est fortement influencée par les idées slavophiles de l’Église orthodoxe, c’est-à-dire Moscou en tant que « Troisième Rome ». Mais elle est aussi beaucoup influencée par les textes des ésotéristes traditionalistes antimodernes occidentaux comme René Guénon[3] et Julius Evola[4], malgré le fait qu’Evola méprisait profondément les peuples slaves. Il traduira d’ailleurs en 1982 Impérialisme païen de Julius Evola, publié initialement en 1928[5] qui sera diffusé sous forme de samizdat et qui reste le texte le plus « antislave » de l’Italien. Dans un entretien Douguine dira qu’il a traduit le seul texte d’Evola qu’il connaissait : l’exemplaire d’Impérialisme païen de la bibliothèque Lénine.

Ces auteurs ont théorisé durant la première moitié du XXe siècle l’idée d’une « Tradition », avec un « T » majuscule, qui renvoie à la notion ésotérique de « Tradition primordiale ». Cette expression est apparue sous la plume de René Guénon qui affirma l’existence d’une « Tradition primordiale », dont tous les courants ésotériques, franc-maçonnerie comprise, et traditions religieuses en général ne seraient que des formes dégradées plus ou moins reconnaissables. Ces deux auteurs ont en outre théorisé l’idée d’une origine hyperboréenne de la « tradition », dans un sens racialiste chez Evola. En effet, Julius Evola se passionna durant la Seconde Guerre mondiale pour les études raciales. Mais surtout, Evola serait considéré aujourd’hui, selon Philippe Baillet, l’un des meilleurs connaisseurs de la pensée évolienne, « comme un auteur sinon « négationniste », du moins fortement « révisionniste » »[6]. Toutefois, la « Tradition », selon la pensée traditionnelle, n’est que très secondairement d’ordre politique car elle est essentiellement et fondamentalement d’ordre spirituel et métaphysique.

Alexandre Douguine a donc mêlé ses thèses géopolitiques et son eurasisme non seulement à des références ésotériques, en particulier à des références à Hyperborée[7] et à la doctrine des races de la fondatrice de la Société théosophique, Helena Petrovna Blavatsky, mais aussi à des spéculations ésotérico-politiques, inspirées des spéculations fécondes de l’écrivain français d’origine roumaine Jean Parvulesco[8]. Mais, contrairement aux thèses « classiques » associant Hyperborée et nordicisme, Douguine affirme qu’Hyperborée se situait en fait en Russie septentrionale, adaptant au monde russe les idées des aryosophes allemands et autrichiens du début du XXe siècle[9].

Douguine reconnaît d’ailleurs sans aucune difficulté son appartenance à l’école « traditionnelle » : lors de son intervention au XXIVe colloque du GRECE, la principale structure de la Nouvelle Droite, que nous définirons ultérieurement, il précise d’entrée de jeu qu’il « fonde [son] appréhension du monde sur les travaux de René Guénon et de Julius Evola »[10]. Mais paradoxalement, il reste ouvert aux idées politiques et philosophiques occidentales, « modernes » dans la logique traditionaliste, qu’il tente d’acclimater à l’environnement politico-culturel russe[11].

Parmi les idées occidentales intéressant au plus au point Alexandre Douguine, nous trouvons celles de la « Révolution Conservatrice » allemande, en particulier le national-bolchevisme d’Ernst Niekisch, ainsi que les thèses développées dans les années 1960 par le théoricien radical belge Jean Thiriart. Succinctement, la « Révolution conservatrice » allemande peut être présentée de la façon suivante : c’était un courant de pensée, avant tout culturel, qui s’était développé en Allemagne entre 1918 et 1933 en opposition à la République de Weimar. Nous pouvons distinguer cinq principaux clivages en son sein : les völkisch ; les « jeunes-conservateurs » ; les « nationaux révolutionnaires » ; Bundichen (les « ligueurs ») et enfin, le « mouvement paysan »[12].

L’autre grand intérêt de Douguine porte sur les idées de Jean Thiriart. Celui-ci était un militant nationaliste-révolutionnaire paneuropéen. Son ambition était de créer un État européen unifié promouvant un système social appelé le « national-communautarisme », non fondé ethniquement. Il souhaitait créer une « Grande Europe » de Reykjavik à Vladivostok. Très hostile aux États-Unis et à Israël (il se disait antisioniste mais non antisémite), Jean Thiriart était favorable à une alliance entre l’Europe et le monde arabe. Ses thèses ont été développées dans son livre Un empire de quatre cents millions d’hommes : l’Europe[13], publié initialement en 1964. Selon des observateurs issus des rangs de la droite radicale occidentale, les thèses de Jean Thiriart ont manifestement influencé la géopolitique « douguinienne », de fortes analogies existant entre le néo-eurasisme de Douguine et le nationalisme paneuropéen de Thiriart. En effet, Douguine, dans un entretien datant de 1995 affirme que l’Allemagne et la Russie seront les puissances suprêmes d’une Eurasie unie qui s’étendra de « Dublin à Vladivostok », paraphrasant ainsi Thiriart.

Alexandre Douguine a donc, au travers de son discours, fait la synthèse entre le nationalisme paneuropéen de Thiriart et la pensée impériale ésotérique et antimoderne de Julius Evola, autre grande référence de certains courants de la droite radicale occidentale. En effet, Douguine reprend à son compte l’idée évolienne d’« imperium » qu’il transforme en « imperium eurasiatique » : « Sa formule gibeline a été claire : l’Empire contre l’Église, Rome contre le Vatican, la sacralité organique et immanente contre les abstractions dévotionnelles et sentimentales de la foi implicitement dualistes et pharisiennes. [...] Pour le traditionaliste orthodoxe, la séparation catholique entre le Roi et le Pape n’est pas imaginable et relève de l’hérésie, appelée précisément « hérésie latine ». On retrouve dans cette conception russo-orthodoxe l’idéal purement gibelin où l’Empire est tellement respecté théologiquement qu’on ne peut pas imaginer l’Église comme quelque chose d’étranger et isolée de lui. »[14] Selon les observateurs radicaux cette synthèse permet de donner une dimension mystique et spirituelle à un discours qui ne serait autrement qu’une forme de nationalisme. En effet, ces considérations sont absentes chez Thiriart.

Ces idées pour le moins non conventionnelles soulèvent la curiosité de la droite radicale française. Indépendamment des courants analysés ci-dessous[15], il est fréquent de les voir discutées sur des sites Internet ou des blogs réfléchissant sur les questions ethniques, géopolitiques ou impériales. Ainsi, Alexandre Douguine a donné récemment un entretien au magazine de la droite nationale, Le choc du mois[16], un entretien répercuté sur le site de l’ancien communiste et nouveau frontiste Alain Soral[17].

Cependant, nous devons dire que nous n’avons trouvé qu’un nombre restreint d’articles issus de publications des diverses tendances de la droite radicale française concernant Alexandre Douguine et ses idées. Il y a certes un nombre important d’articles au début des années 1990, dû à la curiosité suscitée par les thèses « douguiniennes ». Ensuite, le nombre diminue considérablement pour augmenter de nouveau au début des années 2000. Nous avons constaté aussi que la majorité des textes publiés sur Internet ne sont en fait que des mises en lignes d’articles précédemment publiés dans d’obscures revues militantes, Internet offrant une meilleure diffusion que la presse écrite et confidentielle des groupes radicaux.

Le Traditionalisme d’extrême droite

Le traditionalisme dont nous allons parler est un traditionalisme bien précis, car foncièrement politique. En effet, le traditionalisme possède une tendance minoritaire d’extrême droite dont le discours mélange traditionalisme et corpus doctrinaux d’autres courants de la droite radicale. Comme l’écrit Pierre-André Taguieff, « Ces courants mêlent les influences « traditionnistes » à d’autres (nationalistes, révolutionnaires-conservatrices, néofascistes, « national-bolcheviques », voire néo-nazies). Ils ont leurs théoriciens nationaux, tels Alexandre Douguine en Russie, Derek Holland ou Michael Walker en Grande-Bretagne, Claudio Mutti en Italie[18]. » De fait, selon Bernice Glatzer Rosenthal, l’extrême droite russe contemporaine est très marquée par les références ésotériques[19], un point indéniable chez Douguine.

Malgré le fait que Douguine soit considéré comme l’un des principaux théoriciens du traditionaliste ésotérique russe, nous n’avons trouvé que très peu de mentions lui étant consacrées dans les milieux traditionalistes d’extrême droite, à l’exception notable de l’entretien accordé au Choc du mois précédemment cité et recueilli par un traditionaliste de la Nouvelle Droite, Arnaud Guyot-Jeannin. Ces milieux partagent pourtant avec lui un certain nombre de références communes, comme l’islamophilie, en fait un intérêt très fort pour le soufisme, héritée de Guénon et que l’on retrouve par exemple chez le traditionaliste nazifiant italien Claudio Mutti, que Douguine rencontra en 1990. En effet, « En Russie, Alexandre Douguine a associé le traditionalisme guénonien à un nouveau regard « eurasiatique » sur les rapports avec les anciennes républiques soviétiques musulmanes. »[20] Effectivement, Douguine s’est très tôt intéressé aux variantes caucasiennes du soufisme, en particulier le soufisme azéri qui fait référence à une tradition hyperboréenne. De plus, Douguine ajoute, aux deux théoriciens de la « Tradition » que sont Guénon et Evola, la référence au Russe Constantin Leontiev pour qui la « Tradition » est soit orthodoxe, soit islamique. Ce dernier a inspiré manifestement l’islamophilie de Douguine. De fait, le mufti suprême de Russie, Talgat Tadzhuddin, figure parmi les cadres dirigeants d’Eurasia. Cette islamophilie doit être souvent mise en parallèle dans ces milieux avec un antisémitisme persistant. Certains traditionalistes d’extrême droite[21], comme Mutti, avaient des liens, dans les années 1980, avec la Libye, l’Irak ou l’Iran. Ce courant philo-arabe, à la suite du théoricien italien Franco Freda, incitait au Djihad au nom du combat contre le « plouto-judaïsme ». A l’instar de Freda, auquel il se réfère, Douguine plaide pour une convergence des extrêmes afin de détruire le monde moderne.

Selon Marlène Laruelle, Alexandre Douguine est antisémite. Il rentre donc entièrement dans cette catégorie. Toutefois, selon cette dernière « Dougin développe une pensée complexe, affirmant également qu’Israël est le seul pays à avoir réussi à mettre en pratique plusieurs des principes de la révolution conservatrice dont il se réclame. »[22] De plus, il semblerait qu’un rabbin hassidique, Avrom Schmulevitch, fasse partie du comité directeur d’Eurasia[23]. Mais, contrairement à Guénon, qui affirmait le caractère occidental de la tradition juive[24], Douguine insiste sur le caractère non indo-européen, opposé à la mentalité indo-européenne et inassimilable du judaïsme[25]. Il donne ainsi à la « Tradition » un caractère antisémite inexistant chez Guénon mais très présent chez Evola : « Le monde de la judaïca est un monde qui nous est hostile. »[26]

Les Identitaires

L’islamophilie affichée de Douguine est à l’origine du rejet des thèses douguiniennes par le courant connu en France sous le nom d’« Identitaires », défendant un ethnocentrisme et une mixophobie radicaux. Douguine est parfois cité dans ces milieux, mais avant tout pour rejeter son islamophilie et la présence de Talgat Tadzhuddin au sein d’Eurasia.

En outre, malgré une proximité sémantique l’« eurasisme » théorisé par Douguine est fondamentalement différent de l’« Eurosibérie » des Identitaires, théorie qui se structure sur l’aire d’implantation historique des Indo-Européens, c’est-à-dire de la « race blanche », comme le montre les différents articles publiés sur l’ancien site de Terre et peuple[27]. Selon le principal animateur de Terre et peuple, Pierre Vial : « Il est apparu au cours des débats que l’Eurasie prônée par Douguine et l’Eurosibérie prônée par Terre et Peuple sont deux grands desseins sensiblement différents : Douguine propose une Eurasie voisinant en bonne harmonie avec l’Europe occidentale, tandis que Terre et Peuple veut une Eurosibérie qui soit un seul bloc ETHNIQUEMENT HOMOGENE. »[28] En effet, les Identitaires défendent enfin l’idée d’une « guerre ethnique » existant entre, d’un côté, les musulmans et les jeunes des banlieues issus de l’immigration afro-maghrébine et de l’autre, les Européens assiégés et manipulés par des élites mondialistes. Les Identitaires sont en effet persuadés que l’immigration est une colonisation de l’aire « raciale blanche », une « africanisation » de l’Europe, et font preuve en conséquence d’une islamophobie radicale. Malgré ces différences, Alexandre Douguine a été publié dans le nº 67 de Renaissance européenne, la revue de Terre et peuple Wallonie dirigée par Georges Hupin, et est invité à des colloques organisés des groupes identitaires européens aux côtés des responsables français de courant de l’extrême droite.

Enfin, le site de Douguine, Arctogaïa, était référencé dans la catégorie « notre clan » de la revue identitaire, néo-païenne et nationaliste-révolutionnaire Réfléchir & agir. La référence a disparu depuis peu. Douguine leur a donné deux entretiens en 2005 (nº 20, été 2005 et 21, automne 2005). Cependant, il faut prendre en compte que l’équipe éditoriale de cette revue a été renouvelée plusieurs fois.

La Nouvelle Droite

Les références à Alexandre Douguine et à ses idées sont plus nombreuses en ce qui concerne la « Nouvelle Droite », tous deux partageant une conception impériale de l’Europe. La Nouvelle Droite est l’une des écoles de pensée les plus intéressantes du paysage politique de la droite radicale française, née à l’automne 1967. Du fait de cette longévité, elle a connu plusieurs renouvellements doctrinaux. Composée de plusieurs courants parfois antagonistes, sa principale structure reste le GRECE (Groupement de Recherche et d’Études pour la Civilisation Européenne) qui refuse les valeurs occidentales. Cependant, son anticonformisme pose le problème de sa classification dans le champ de la science politique. Les Nouvelles Droites allemande, italienne et belge sont apparues dans les années 1970 dans le sillage de la Nouvelle Droite française[29].

Les principaux animateurs de la Nouvelle Droite, Alain de Benoist et Robert Steuckers, ont été invités par Douguine en 1992. Un voyage qui faisait suite à la participation en mars 1991 d’Alexandre Douguine, avec une intervention sur « L’empire soviétique et les nationalismes à l’époque de la perestroïka », au XXIVe colloque du GRECE dont le thème était « Nation et empire ».

Alexandre Douguine est alors présenté dans Éléments, la revue de la Nouvelle Droite, comme le correspondant du GRECE à Moscou, mais fait significatif, il ne figure pas dans la liste des membres du réseau gréciste, publiée en 2000[30]. Il devient aussi un collaborateur régulier de Vouloir et de Nouvelles de Synergies Européennes, revues révolutionnaires-conservatrices de Steuckers[31], une collaboration qui durera jusqu’en 2005. D’ailleurs, Douguine était invité en novembre 2006 à intervenir à un colloque sur la mondialisation co-organisé par Synergie Européenne de Steuckers et par l’antenne wallonne du groupe identitaire Terre et Peuple, fondée par d’anciens membres de la Nouvelle Droite.

Les années 1990 voient aussi sa participation épisodique à Éléments. Il est alors proche de la Nouvelle Droite. Il lance alors la version russe d’Éléments, Elementy, qui paraîtra de 1992 jusqu’en 1998. Le choix de ce titre est contesté par Alain de Benoist : « J’ai moi-même dit à Alexandre Douguine que je regrettais qu’il ait choisi de donner au journal qu’il a créé le titre d’Elementy, car j’estimais que ce choix ne pouvait que prêter à confusion (comme cela a déjà été le cas en Allemagne). J’ai également demandé que mon nom soit supprimé du comité de rédaction de ce journal, où il avait placé sans ma permission. »[32] Malgré cela, les textes de Douguine sont épisodiquement recensés par Alain de Benoist. Ainsi dans le numéro 122 d’Éléments, Alain de Benoist écrit que Douguine « [...] avance des vues pénétrantes sur la répartition des forces géopolitiques et spirituelles dans le monde d’aujourd’hui. On n’est certes pas obligé de le suivre dans ses extrapolations les plus aventureuses… » [33] Tandis que dans le numéro 130 de cette même revue, Alain de Benoist considère Alexandre Douguine comme le « principal théoricien actuel de l’eurasisme »[34]. En retour, l’intellectuel français sera invité avec force de publicité en novembre 2008 à prononcer une allocution lors de la « Conférence internationale sur la 4e Théorie politique », organisée par Alexandre Douguine et les animateurs du Mouvement eurasiste international et à donner des cours à la faculté de sociologie l’université d’État de Moscou, l’université Lomonosov.

Les Nationalistes-révolutionnaires

L’année 1992 voit aussi le séjour en Russie de nationalistes-révolutionnaires qui rencontrèrent Alexandre Douguine. Alexandre Douguine devient alors le représentant russe du Front européen de libération, un mouvement nationaliste paneuropéen fondé par différents nationalistes-révolutionnaires européens par le Belge Jean Thiriart, le Français Christian Bouchet, disciple français du précédent, et l’Italien Marco Battara.

Ce rapprochement fait qu’Alexandre Douguine est surtout cité par les nationalistes-révolutionnaires de la mouvance de Christian Bouchet[35], proche de Douguine depuis le début des années 1990, une proximité facilitée par le fait que les deux possèdent des références communes comme Thiriart, Ernst Niekisch, le théoricien allemand du national-bolchevisme et Julius Evola. Ces nationalistes-révolutionnaires mélangent en effet diverses doctrines et idées : national-bolchevisme, nationalisme européiste, et thèses influencées du traditionalisme antimoderne de Julius Evola. Les éditions Avatar, proches de Bouchet, ont publié deux textes de/sur Douguine en 2006 : La grande guerre des continents et Le prophète de l’eurarisme. Alexandre Douguine. Ce dernier livre est une compilation de 340 pages d’articles et de textes d’Alexandre Douguine permettant au lecteur français de se familiariser au grès des parties avec les différents aspects de la pensée de cet auteur (« Textes idéologiques », « Judaïca », « Métapolitique, métahistoire, conspirologie », « Essais philosophiques », « Entretiens » et « Divers »).

Cet éditeur publie aussi la revue Eurasia dont un des numéros a été consacré à la « Révolution conservatrice russe » (vol. I, nº 2) largement centré sur Douguine. Bouchet a édité sous forme de brochure Evola et la Russie[36] de Douguine. Enfin Douguine a été publié entre 2004 et 2006 sur le site voxnr.com, un site animé par Christian Bouchet : « Palestine et Tradition, notre solution » (un article qui soutient la politique du Hamas) ; « Le fascisme immense et rouge » (un article défendant le « fascisme de gauche ») ; « Limonov le vampire » ; « La terre verte – l’Amérique » ; « La métaphysique de l’Eurasisme » et enfin « La maison commune eurasienne ». À cela, il faut ajouter la publication sur ce site d’une petite dizaine d’articles consacrés à la pensée de Douguine.

Récemment, cette mouvance s’est enrichie du transfuge du parti communiste, Alain Soral, qui s’intéresse lui aussi à la pensée « douguinienne » comme le montre la mise en ligne sur le site Internet de Soral de l’entretien accordé au Choc du mois précédemment cité. Cet intérêt a pu être motivé par le fait que Christian Bouchet, Alain Soral et Alexandre Douguine ont participé à un colloque de la mouvance nationaliste radicale, les « IIes journées de la dissidence », organisé à Madrid les 9, 10 et 11 novembre 2007.

Le Rôle stratégique d’Alexandre Douguine

Après ce long inventaire, très descriptif mais nécessaire, dû à la nature même du sujet de cet article, nous devons nous poser la question de l’intérêt de la pensée « douguinienne » pour ces différents courants de la droite radicale française. Cet intérêt pour le néo-eurasisme « douguinien » s’inscrit en fait dans un cadre de réflexion des plus précis, celui du nationalisme européen. En effet, toutes les tendances radicales étudiées dans cet article ont conceptualisé, sous l’influence conjointe là encore de Thiriart et d’Evola, une forme de nationalisme paneuropéen : c’est l’ethnopolitique « eurosibérienne » des Identitaires[37], le nationalisme-révolutionnaire paneuropéen des nationalistes-révolutionnaires, l’Empire européen des traditionalistes et des néo-droitiers. Au-delà de leurs oppositions respectives, leur but commun est de permettre la mise en place d’un État paneuropéen assez fort pour contrer l’hégémonie américaine, un thème largement développé par Douguine.

Les idées « douguiniennes » ont donc un rôle stratégique pour les différentes tendances radicales précédemment citées : issues de sphères culturelles très différentes (à la fois russes, panslavistes, orthodoxes, soviétiques et post-soviétiques), tout en gardant un certain nombre de références communes (ésotériques, nationalistes-révolutionnaires, révolutionnaires-conservatrices, antisémites) avec les courants précités, les thèses « douguiniennes » offrent de nouvelles pistes de réflexions sur l’élaboration de ce nationalisme européen anti-occidentales.

Douguine lui-même est stratégique : issu de l’extrême droite contre-culturelle et nationaliste, Alexandre Douguine a fait le choix de la respectabilité publique[38]. Il est devenu ainsi le responsable du « Centre d’études conservatrice » de l’université d’Etat de Moscou. Cependant, il continue de partager, ne l’oublions pas, un certain nombre de thèmes avec l’extrême droite ouest-européenne, qui d’ailleurs le reconnaît toujours comme l’un des siens. Alexandre Douguine offre donc d’une part, une respectabilité russe qui fait défaut à l’extrême droite française et de l’autre, du fait de cette respectabilité, une tribune qui là encore fait défaut à la droite radicale française. Douguine est aussi un exemple : il a réussi ou est en voie de réussir, contrairement à la Nouvelle Droite, son « gramscisme », c’est-à-dire « de réorienter une partie importante de l’élite, qu’elle soit culturelle ou politique, de la Russie post-soviétique vers une nouvelle utopie anti-occidentale ».[39]

De plus, comme nous l’avons vu auparavant avec le courant identitaire, cette confrontation idéologique incite les différentes tendances radicales à une auto-évaluation de leurs propres concepts, forcément supérieurs à ceux des autres. Cette confrontation permet la mise en place, au-delà des différences et des oppositions, de synergies géopolitiques, au travers l’échange d’idées et le débat. En effet, même si ces différents courants s’opposent violemment entre eux, ils ne cessent pas pour autant de débattre sur la validité respective de leurs idées lors de rencontres internationales, comme celles mentionnées dans cet article. Enfin, malgré les tendances endogamiques à la division, les différents groupuscules de la droite radicale française tentent de nouer des liens avec d’autres structures afin d’affirmer leurs positions. Depuis la chute des régimes communistes, la droite radicale ouest-européenne, et donc française, essaient de se rapprocher de leurs homologues russes. Cela est particulièrement le cas chez les Identitaires et chez les nationalistes-révolutionnaires. Ces derniers sont en effet liés au Parti national-bolchevik dont Douguine était l’un des responsables[40].

De cet inventaire, nous pouvons constater plusieurs points. Premièrement, parmi le panorama brossé dans cet article, les plus hostiles aux thèses « douguiniennes » sont logiquement les identitaires en raison de leur islamophobie et les plus favorables sont, tout aussi logiquement, les milieux nationalistes-révolutionnaires dont les idées sont très proches de celles de Douguine. Deuxièmement, les mentions à la pensée de Douguine, sont surtout confinées dans un milieu précis malgré l’aspect d’éclatement. En effet, toutes les catégories citées sont issues de l’une des mouvances de la Nouvelle Droite, en particulier les trois premières de la critériologie établie par Pierre-André Taguieff. Celui-ci a distingué quatre grandes tendances aux rapports conflictuels ayant dominé le GRECE durant les années quatre-vingt : le traditionalisme « évolo-guénonien » ; le néo-conservatisme « moderniste » de ceux qui se réclamaient de la « Révolution Conservatrice » allemande ; le communautarisme ethniste, qui donnera naissance dans les années 1990 aux identitaires ; et enfin le positivisme, voire le scientisme, « où l’on rencontre une exaltation récurrente des « exploits » de la science et de la technique modernes, érigées en méthode de salut[41] ». La réception des idées d’Alexandre Douguine reste donc encore confidentielle en France et confinée à un milieu précis.


[1] M. Gabowitsch, « Combattre, tolérer ou soutenir ? », in M. Laruelle (dir.), Le rouge et le noir. Extrême droite et nationalisme en Russie, Paris, CNRS Éditions, 2007, pp. 94-95.

[2] Cf. M. Laruelle, « Alexandre Dugin : esquisse d’un eurasisme d’extrême droite en Russie postsoviétique », Revue d’études comparatives Est-Ouest, nº 3, 2001, pp. 59-78, Le rouge et le noir, op. cit., et La quête d’une identité impériale. Le néo-eurasisme dans la Russie contemporaine, Paris, Pétra 2007.

[3] René Guénon (1886-1951) est une figure importante de l’ésotérisme contemporain. Enseignant, membre de diverses structures occultistes et franc-maçon, il s’en détacha au début du XXe siècle pour énoncer son propre système fondé sur le concept de « Tradition primordiale ». Contrairement à ses contemporains, il ne chercha pas à être un chef d’école. Dès ses premiers livres, il rejeta la modernité et le positivisme. Déçu par l’accueil fait à ses travaux dans les milieux catholiques, il partit en voyage en 1930. Il devait gagner l’Inde mais s’installa en Égypte où converti à l’islam, il devint Abdel Wahid Yahia et épousa la fille d’un Cheikh soufi. Il mourut en Égypte en 1951. Il eut une influence considérable à la fois sur les milieux traditionalistes et maçonniques et sur les milieux artistiques et littéraires.

[4] Aristocrate, artiste, philosophe et historien des religions d’extrême droite italien né à Rome en 1898 et mort en 1974. Evola est un penseur complexe et inclassable. Sa pensée est construite en réaction à l’aristocratie catholique, la tradition chrétienne et le « monde moderne ». Politiquement, Evola se plaçait dans une optique fascisante et européiste. Ses modèles politiques étaient les anciens ordres de chevalerie teutoniques dont il voyait les incarnations modernes dans la légion de l’Archange Michel, du roumain Corneliu Codreanu, dans la Phalange de José Antonio Primo de Rivera ou dans les SS. Julius Evola réarma moralement, dès la fin de la guerre, l’extrême droite italienne, puis la Nouvelle Droite européenne. Il fut même arrêté en 1951 pour avoir impulsé une organisation clandestine, « les faisceaux d’action révolutionnaire ». Par la suite, il se consacrera de plus en plus à la contemplation délaissant l’action. Mais, jusqu’à sa mort, il affinera et radicalisera son discours.

[5] J. Evola, Impérialisme païen avec un Appendice polémique sur les attaques du parti guelfe, Puiseaux, Pardès, 1993.

[6] P. Baillet, « Julius Evola face à l’Allemagne et à l’Autriche (1928-1945) : volontarisme, esthétisme et anti-historicisme », H. T. Hansen, Julius Evola et la « révolution conservatrice » allemande, Montreuil-sous-bois, Association « Les Deux Étendards », 2002, p. 17.

[7] Hyperborée est un continent mythique, de type Atlantide, qui aurait existé au niveau du cercle circumpolaire arctique. Dans la mythologie grecque, le terme « hyperboréen » renvoyait à un peuple, mythique, vivant aux confins septentrionaux du monde connu. Ce mythe était très présent dans la littérature antique et chez des auteurs comme Goethe, chez qui il se confond avec l’Atlantide. À l’aube du XXe siècle, certains ésotéristes racistes ont fait de ce continent mythique le lieu de naissance de la race blanche et de la « tradition primordiale », une supposée connaissance transcendantale.

[8] Sur les idées de Jean Parvulesco, cf. J. Godwin, Arktos. Le mythe du Pôle dans les sciences, le symbolisme et l’idéologie nazie, Milan, Archè, 2000.

[9] Cf. V. Shnirelman, « Les nouveaux Aryens et l’antisémitisme. D’un faux manuscrit au racisme aryaniste », in M. Laruelle (dir.), Le rouge et le noir, op. cit., pp. 189-224.

[10] Actes du XXIVe colloque du GRECE, Nation et empire. Histoire et concept, Paris, GRECE, p. 27.

[11] Cf. M. Laruelle, La quête d’une identité impériale. Le néo-eurasisme dans la Russie contemporaine, Paris, Petra, 2007.

[12] Cf. L. Dupeux (dir.) La Révolution conservatrice dans l’Allemagne de Weimar, Paris, Kimé, 1992 et A. Mohler, La révolution conservatrice en Allemagne (1918-1932), Puiseaux, Pardès, 1993.

[13] J. Thiriart, Un Empire de quatre cents millions d’hommes, l’Europe, Paris, Avatar, 2007.

[14] A. Douguine, Evola et la Russie, Ars Magna, Nantes, 2006, pp. 5-6.

[15] Il est utile de préciser que ces courants sont réels mais arbitraires : des personnes peuvent évoluer au sein de plusieurs courants sans se contredire.

[16] Nº 19, janvier 2008.

[17] egalité&reconciliation.fr.

[18] P.-A. Taguieff, La Foire aux illuminés. Ésotérisme, théorie du complot, extrémisme, Paris, Mille et une nuits 2005, pp. 264-265.

[19] Cf. B. G. Rosenthal (ed.), The Occult in Russian and Soviet Culture, New York, Cornell University Press, Ithaca, 1997.

[20] J.-P. Laurant, http://www.cesnur.org/2007/bord_laurant.htm

[21] Il existe un fort courant traditionaliste, « guénonien », qui refuse l’antisémitisme et le racisme et qui combat les traditionalistes d’extrême droite de plusieurs façons (analyses/déconstructions des discours, refus de publier ces personnes, etc.).

[22] M. Laruelle « Définir l’objet « nationalisme russe » et sa place dans la Russie contemporaine », in M. Laruelle (dir.), Le rouge et le noir, op. cit., pp. 55-56.

[23] Non signé (« le traducteur »), « Avant-propos », A. Douguine, Le prophète de l’eurasisme, Paris, Avatar Éditions, 2006, p. 17.

[24] Pierre-André Taguieff a montré que Guénon avait théorisé un traditionalisme à orientation universaliste dépourvu d’antisémitisme mais pas d’un certain racisme vis-à-vis des cultures sans écritures, en particulier africaines.

[25] A. Douguine, « Comprendre c’est vaincre », Le prophète de l’eurasisme, op. cit., p. 73.

[26] Ibid., p. 77.

[27] Sur Terre et peuple, voir notre article : « L’extrême droite »folkiste » et l’antisémitisme », Le Banquet, CERAP, nº 24, pp. 255-269.

[28] http://be.altermedia.info/politique/alexandre-douguine-leurasie-et-nous_4593.html.

[29] Sur la Nouvelle Droite, cf. P.-A. Taguieff, Sur la Nouvelle droite, Paris, Descartes et Cie, 1994, J.-Y. Camus, « La Nouvelle Droite : bilan provisoire d’une école de pensée », La Pensée, nº 345, janvier-mars 2006, pp. 23-33. et S. François, Les néo-paganismes et la Nouvelle Droite (1980-2006). Pour une autre approche, Milan, Archè, 2008.

[30] GRECE, Manifeste pour une renaissance européenne. À la découverte du GRECE. Son histoire, ses idées, son organisation, Paris, GRECE, 2000, p. 113.

[31] Le germaniste belge Robert Steuckers, a été le théoricien de la tendance nationale-révolutionnaire de la Nouvelle Droite après le départ de Guillaume Faye. Il quitte le GRECE en 1993, suite à de violents désaccords avec Alain de Benoist, pour créer le groupuscule Nouvelles Synergies Européennes où il défend les thèses d’un nationalisme anticapitaliste paneuropéen teinté de pensée völkisch.

[32] Cité in P.-A. Taguieff, Sur la Nouvelle droite, op. cit., pp. 311-312.

[33] A. de Benoist, « L’Eurasie annoncée Par Douguine », Éléments, n° 122, automne 2006, p. 12.

[34] A. de Benoist, Éléments, n° 130, hiver 2009, p. 17.

[35] Christian Bouchet est la figure la plus connue du courant nationaliste-révolutionnaire au sein de l’extrême droite française. Docteur en ethnologie, enseignant, spécialiste des nouveaux mouvements religieux, directeur de plusieurs journaux plus ou moins confidentiels et animateur de sites Internet, il est aussi l’éditeur sous différentes enseignes (Ars Magna, Avatar et Éditions du Chaos) de brochures et de livres consacrés aux diverses versions du nationalisme-révolutionnaire mondial, ainsi qu’au traditionalisme évolienne et à l’ésotérisme. Militant depuis le début des années 1970, il a appartenu à toutes les organisations nationalistes-révolutionnaires depuis cette époque, en devenant un dirigeant au milieu des années 1980. Il fut le secrétaire général d’Unité radicale avant d’en partir peu de temps avant la tentative d’assassinat de Maxime Brunerie sur Jacques Chirac en 2002. Adhérent du GRECE de 1982 à 1988, il en est toujours considéré comme un « compagnon de route ».

[36] A. Douguine, Evola et la Russie, op. cit.

[37] S. François « Géopolitique des Identitaires », à paraître.

[38] A. Umland, « Vers une société incivile », in M. Laruelle (dir.), Le rouge et le noir, op. cit., pp. 165-169.

[39] Ibid., p. 169.

[40] M. Mathyl, « Nationalisme et contre-culture jeune dans la Russie de l’après-perestroïka? », in M. Laruelle (dir.), Le rouge et le noir, op. cit., pp. 128-137.

[41] P.-A. Taguieff, Sur la Nouvelle droite, op. cit., pp. 283-284.



87961086.jpg

Civitas

Tradition et réaction: la figure de Julius Evola (boutin)

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mcm_1146-1225_1991_num_9_1_1039

vendredi 18 juin 2010

Oeuvre française

La menace culturelle américaine

mickey_minnie_disneyland_small.jpg

Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1990

Robert Steuckers:

La menace culturelle américaine

Discours prononcé à l'Université de Louvain, le 16 janvier 1990

Lorsque nous examinons l'histoire de ces deux derniers siècles, nous devons bien constater qu'il y a, malgré les discours apai­sants et lénifiants, une opposition radicale, portant sur les principes fondamentaux du politique, entre l'Europe et l'Amérique. Dès le début de l'histoire américaine, de l'histoire des Etats-Unis en tant qu'Etat in­dépendant, il y a eu confrontation avec le vieux continent. Quand les treize colonies nord-américaines ont voulu se détacher de l'Angleterre, elles ont voulu simultané­ment se détacher de l'Europe, rompre avec le passé, la mé­moire, la source matricielle que celle-ci représente pour tous les peuples de souche européenne. Mais cette vo­lonté de rupture était déjà inscrite dans la société coloniale américaine de 1776, dont la culture était marquée pro­fondément par la pensée utopique. Les pélerins du Mayflower, pères fondateurs de la nation américaine, étaient des dissidents religieux anglais, des groupes humains qui voulaient réaliser l'utopie sur terre en faisant table rase des institutions nées du passé. S'opposant aux diverses strates de l'établissement britannique ainsi qu'aux modes de vie ancestraux des peuples germaniques et celtiques des Iles Britanniques (la «merry old England»), les «dissidents» (Levellers, Diggers, Fifth Monarchists, Seekers, Ranters, Baptists, Quakers, Muggletonians, etc.) n'eurent plus d'autre solu­tion que d'émigrer en Amérique, de s'installer sur des terres vierges où ils pouvaient créer de toutes pièces la société idéale de leurs vœux (Cfr. Christopher Hill, The World Turned Upside Down. Radical Ideas during the English Revolution, Penguin, Harmondsworth, 1975-76). Ces expérimentations socio-poli­tiques de nature religieuse et sectaire ont fait de l'Amérique l'espace de la nouveauté pour la nouveauté, de l'éternel nouveau, l'espace où se réaliserait concrètement la fin de l'histoire, où la marche de l'histoire arrive à son termi­nus, où les hommes poussent un grand ouf de soulagement parce qu'ils ne devront plus combattre un destin sour­nois, toujours acharné, qui ne leur laisse aucun repos, parce qu'ils ne devront plus admettre de compromissions conciliantes et mâtiner ainsi la pureté utopique de leurs rêves religieux. Bref, l'Amérique, c'est le paradis des in­satisfaits de l'Europe.

En 1823, Monroe proclame sa célèbre doctrine («L'Amérique aux Américains»), derrière laquelle se dissimule, à peine voilée, la volonté déjà ancienne de rompre définitivement avec le Vieux Continent. Dans l'optique des Américains de l'époque de Monroe, le Nouveau Monde est le réceptacle de la liberté, tandis que le Vieux Monde, qui venait de sortir de la tourmente na­poléonienne et se débattait dans le carcan de la Restauration, est le foyer de tous les obscurantismes. Ce clivage, qu'induit la Doctrine de Monroe, constitue en fait une déclaration de guerre éternelle à l'Europe, à l'histoire en tant que tissu de vicissi­tudes tragiques incontournables, à la mémoire en tant qu'arsenal de stratégies pour faire front à ces vicissitudes, à tout ce qui n'est pas utopique-américain, soit produit d'une déclaration de principes désincarnés et d'une spontanéité sentimentale sans racines ni passé.

Devant cette arrogance utopique-américaine, il y a eu peu de réaction en Europe. Les vieilles nations de notre continent n'ont pas relevé le défi de cette nation coloniale endettée, éloignée, que personne ne prenait fort au sé­rieux à l'époque. Un diplo­mate a toutefois réagi d'une manière étonnamment moderne; c'était Johann Georg Hülsemann, un Hannovrien au service de l'Autriche. A la Doctrine de Monroe, il entendait opposer un principe de même nature, soit «l'Europe aux Européens». Dans son esprit, cela signifiait qu'Américains, d'une part, Européens, d'autre part, devaient forger et appliquer des principes de droit et d'organisation économique dis­tincts, assis sur des bases philosophiques et factuelles différentes, hermétiques les unes par rapport aux autres. La réalité américaine, soit l'installation de personnes déracinées sur un territoire vierge (comme tous les Européens de l'époque, Hülsemann ne tenait absolument pas compte du facteur qu'est l'autochtonité amérin­dienne), permettait l'éclosion plus aisée d'un libéralisme utopique et pur, tandis que la réalité européenne, tissu hypercomplexe légué par une his­toire mouvementée, qui a laissé derrière elle un enchevêtrement multiple de strates socio-démographiques souvent antago­nistes, doit élaborer une stratégie d'organisation conservante, conciliante, faite de compromis multiples et rétive à toute schématisation sectaire.

Quand éclate la Guerre civile américaine, qui s'étendra de 1861 à 1865, l'Europe rate sa dernière chance de briser définitive­ment l'unité territoriale et étatique des Etats-Unis, avant que ceux-ci ne deviennent une grande puis­sance, riche en ressources diverses, capable de concurrencer dangereusement toutes les puissances européennes réunies. La France et l'Angleterre sou­tiennent le Sud; la Prusse et la Russie soutiennent le Nord: on constate donc qu'il n'y a pas eu de cohésion européenne. Il au­rait fallu soutenir le plus faible contre le plus fort, exactement comme l'Angleterre avait soutenu les Etats les plus faibles d'Europe contre Napoléon. Le territoire actuel des Etats-Unis aurait sans doute été divisé en trois ou quatre Etats (un au Nord, un au Sud, un à l'Ouest et un Alaska demeuré russe) plus ou moins antagonistes et le Canada ainsi que le Mexique auraient ac­quis plus de poids. Le continent nord-américain aurait été «balkanisé» et n'aurait pas pu intervenir avec autant de poids dans les guerres européennes du XXième siècle.

Cette dernière chance, l'Europe ne l'a pas saisie au vol et, deux ans après la guerre de Sécession, les Etats-Unis, définitive­ment unifiés, amorcent leur processus d'expansion: en 1867, la Russie tsariste vend l'Alaska pour fi­nancer ses guerres en Asie Centrale. En 1898, avec la guerre hispano-américaine, les Etats-Unis vainqueurs ac­quièrent non seulement les îles des Caraïbes (Cuba, Puerto-Rico) mais aussi Guam, les Hawaï et les Philippines, soit autant de tremplins pacifiques vers les im­mensités asiatiques. 1898 marque véritablement le début de l'«impérialisme américain».

Quand éclate la première guerre mondiale, les Etats-Unis restent d'abord neutres et optent pour une position at­tentiste. D'aucuns prétendront qu'agit là le poids des éléments démographiques germano- et irlando-américains, hostiles à toute al­liance anglaise. Mais cet isolationisme, conforme aux interprétations pacifistes de la Doctrine de Monroe, va s'avérer pure chimère quand l'Angleterre jouera son meilleur atout et pratiquera sa straté­gie du blocus. Celle-ci a un effet immédiat: seuls les belligérants riverains de l'Atlantique peuvent encore com­mercer avec les Etats-Unis, soit la France et la Grande-Bretagne. Devant la puissance continentale allemande, ces deux puissances occidentales puiseront à pleines mains dans l'arsenal améri­cain. Elles s'y ruineront et dila­pideront leurs réserves monétaires et leurs réserves d'or pour acheter vivres, matériels de toutes sortes, tissus, etc. aux marchands d'Outre-Atlantique. Avant le conflit, les Etats-Unis étaient débiteurs partout en Eu­rope. En 1918, ses créanciers deviennent ses débiteurs. L'Allemagne, pour sa part, perd la guerre mais n'a pratiquement pas de dettes à l'égard des Etats-Unis. La République de Weimar s'endettera auprès des banques américaines pour pouvoir payer ses dettes de guerre à la France, qui tente de la sorte de se reconstituer un trésor. Mais la IIIième République n'agira pas sagement: elle n'investira pas dans l'industrie métropolitaine, financera des projets grandioses dans ses colonies et investira dans les nouveaux pays d'Europe de l'Est afin de consolider un hypo­thétique «cordon sanitaire» contre l'Allemagne et la Russie. Toutes politiques qui connaîtront la faillite. Quelques exemples que nous rappelle Anton Zischka dans son livre consacré à l'Europe de l'Est (C'est aussi l'Europe, Laffont, Paris, 1962): le Plan Tardieu d'une confédération danubienne sous l'égide de la France, couplé à l'alliance polonaise, conduisit à un déséquilibre inimaginable des budgets nationaux polonais et roumain, avec, respectivement, 37% et 25% de ceux-ci consacrés aux dépenses militaires, destinées à contrer l'Allemagne et la Russie. En 1938, ce déséquilibre est encore accentué: 51% en Roumanie, 44% en Tchécoslovaquie, 63% en Pologne! La France elle-même subit la saignée: la majeure partie de ses capitaux passaient dans la consolidation de ce cordon sanitaire, au détriment des investissements dans l'agriculture et l'industrie françaises. La Roumanie, acculée, n'eut plus d'autre choix que de conclure des traités commerciaux avec l'Allemagne, comme venaient de le faire la Hongrie, la Yougoslavie et la Bulgarie. Sans or et sans devises, mais armée d'un système de troc très avantageux pour ses clients et fournisseurs, l'Allemagne exsangue battait la France sur le plan économique dans les Balkans et encerclait, par le Sud, les deux derniers alliés de Paris: la Pologne et la Tchécoslovaquie, petites puissances affaiblies par le poids excessif de leurs budgets militaires.

La période de 1919 à 1939, soit l'entre-deux-guerres, est aussi l'époque où l'Europe, déséquilibrée par les prin­cipes fumeux de Clémenceau et de Wilson, subit le premier assaut de la sous-culture américaine. Modes, spec­tacles, mentalités, musiques, films concourent à américaniser lentement mais sûrement quelques strates sociales en Europe, notamment des éléments aisés, désœuvrés et urbanisés. Cette intrusion de la sous-culture américaine, sans racines et sans mémoire, suscite quelques réactions parmi l'intelligentsia européenne; en Allemagne, le philosophe Keyserling et l'essayiste Adolf Halfeld mettent l'accent sur la «primitivité» américaine. Qu'entendent-ils par là? D'abord, il s'agit d'un mélange de spontanéité, de sentimentalité, de goût pour les slo­gans simplistes, d'émotivité creuse qui réagit avec une immédiateté naïve à tout ce qui se passe. Ce cocktail est ra­rement sympathique, comme on tente de nous le faire accroire, et trop souvent lassant, ennuyeux et inconsis­tant. Ensuite, cette spontanéité permet toutes les formes de manipulation, prête le flanc à l'action délétère de toutes les propagandes. Plus aucune profondeur de pensée n'est possible dans une civilisation qui se place sous cette enseigne. L'intelligentsia y devient soit purement pragmatique et quantitativiste soit ridiculement morali­sante et, en même temps, manipulatrice et histrionique. Enfin, dans un tel contexte, il s'avère progressivement impossible de replacer les événements dans une perspective histo­rique, d'en connaître les tenants et aboutis­sants ultimes et de soumettre nos spontanéités au jugement correcteur d'un relati­visme historique sainement compris.

En relisant Keyserling et Halfeld aujourd'hui, nous constatons que l'américanisation des années 20 constitue bel et bien la source de la manipulation médiatique contemporaine. Nos radios et télévisions reflètent l'absence d'historicité et la senti­mentalité manipulatoire de leurs consœurs américaines, même si, apparemment, c'est dans une moindre mesure. Dans la presse écrite et dans l'édition, la déliquescence américanomorphe s'observe égale­ment; avant guerre, quand on évoquait des faits historiques en Belgique, on mentionnait une quantité de source; aujourd'hui, les histoires du royaume proposées au grand public, surtout dans la partie francophone du pays, sont pauvres en sources. Ces lacunes au niveau des sources permettent aux gros poncifs idéologiques, astucieusement rabotés par la soft-idéologie ambiante, de s'insinuer plus aisément dans les têtes.

En France, les réactions à l'américanisation des mœurs et des esprits s'est moins exprimée dans le domaine de la philosophie que dans celui de la littérature. Paul Morand, par exemple, nous décrit la ville de New York comme un réceptacle de force, mais d'une force qui dévore toutes les énergies positives qui jaillissent et germent dans l'espace de la ville et finit par toutes les dé­truire. La beauté sculpturale des femmes du cinéma américain, l'allure sportive des acteurs et des soldats, sont solipsistiques: elles ne reflètent aucune richesse intérieure. Duhamel ob­serve, quant à lui, la ville de Chicago qui s'étale comme un cancer, comme une tache d'huile et grignote inéxora­blement la campagne environnante. L'urbanisation outrancière, qu'il compare à un cancer, suscite également la nécessité d'organiser la vitesse, la systématisation, le productivisme de plein rendement: l'exemple concret que choisit Duhamel pour dénoncer cet état de choses délétère, ce sont les abattoirs de Chicago, qui débitent un bœuf en quelques dizaines de secondes, vision que Hergé croquera dans Tintin en Amérique. Qu'on me permette une pe­tite digression: l'aspect cancéromorphe de l'expansion urbaine, quand elle est anarchique et désordonnée, si­gnale précisément qu'un pays (ou une région) souffre dangereusement, que les sources vives de son identité se sont taries, que sa culture propre­ment tellurique a cédé le pas devant les chimères idéologiques fumeuses du cos­mopolitisme sans humus. C'est précisément une involution dramatique de ce type que l'on observe à Bruxelles depuis un siècle. Un cancer utilitariste a miné, grignoté, dissous le tissu urbain naturel, si bien que le jargon pro­fessionnel des architectes a forgé le terme de «bruxelliser» pour désigner l'éradication d'une ville au nom du pro­fit, travesti et camouflé derrière les discours déracinants et universalistes. Ceaucescu envisageait de raser les vil­lages roumains et, à la suite d'un tremblement de terre, il avait parachevé le travail du séisme dans les vieux quar­tiers de Bucarest. Le monde lui en a tenu rigueur. Mais pourquoi ne tient-il pas rigueur aux édiles bruxelloises responsables du trou béant du quartier nord, responsables des milliers de crimes de lèse-esthétique qui défigurent notre ville? Je vous laisse méditer cette comparaison entre le Chicago décrit par Duhamel, les projets de Ceaucescu et la bruxellisation de Bruxelles... Et je reviens à mon sujet. Pour citer une phrase de Claudel, écrite pendant l'entre-deux-guerres: «Que l'Asie est ra­fraichissante quand on arrive de New York! Quel bain d'humanité intacte!». Cette citation parle pour elle-même.

Bien sûr, l'écrasement de l'Amérique sous la logique du profit, de la publicité, du commerce et du productivisme outrancier, a suscité des réactions aux Etats-Unis aussi. Je me bornerai à vous rappeler ici l'œuvre d'un Ezra Pound ou d'un T.S. Eliot, qui n'ont jamais cessé de lutter contre l'usure et les résultats catastrophiques qu'elle provoquait au sein des sociétés. N'oublions pas non plus Sinclair Lewis qui caricaturera avec férocité l'arrivisme petit-bourgeois des Américains dans son roman de 1922, Babbitt, avant de recevoir, en tant que premier Américain, le Prix Nobel de Littérature en 1930. Chez un Hemingway, derrière les poses et les exagérations, nous percevons néanmoins une irrésistible attraction pour l'Europe et en particulier pour l'Espagne, ses diffé­rences, ses archaïsmes et ses combats de taureaux, lesquels avaient aussi fasciné Roy D. Campbell, Sud-Africain anglophone. Sur un plan directement politique, saluons au passage les isolationnistes américains qui ont dé­ployé tant d'énergies pour que leur pays reste en dehors de la guerre, pour qu'il respecte vraiment la Doctrine de Monroe («L'A­mérique aux Américains») et qu'il invente à son usage un système socio-économique propre au continent nord-américain, im­possible à exporter car trop ancré dans son «contexte». C'était là une position ra­dicalement contraire à celle des messianistes interven­tionnistes, regroupés autour de Roosevelt et qui croyaient pouvoir donner au monde entier un unique système, calqué sur le modèle américain ou, plus exactement, sur le modèle hypergaspilleur de la High Society des beaux quartiers de New York.

Pour Monroe en 1823, le Vieux Monde et le Nouveau Monde devaient, chacun pour eux-mêmes, se donner des principes de fonctionnement, des constitutions, des modèles sociaux propres et non transférables dans d'autres continents. Les Euro­péens, soucieux de préserver à tous niveaux un sens de la continuité historique, ne pou­vaient qu'acquiescer. Hülsemann, que j'ai évoqué au début de mon exposé, était d'ailleurs d'accord avec cette vo­lonté de promouvoir un développement séparé des deux continents. Son souci, c'était que les principes du Nouveau Monde ne soient pas instrumentalisés au bénéfice d'une poli­tique de subversion radicale en Europe. La manie de faire de tout passé table rase, observable chez les dissidents britan­niques fondateurs de la nation améri­caine et en particulier chez les Levellers, aurait disloqué tout les tissus sociaux d'Europe et pro­voquer une guerre civile interminable. Mais avec Wilson et l'intervention des troupes du Général Pershing en 1917 sur le front oc­cidental, avec Roosevelt et son mondialisme américanocentré, les principes éradicateurs de l'idéologie des Levellers, que craignait tant un Hülsemann, font brusquement irruption en Europe. Vers le milieu des années 40, Carl Schmitt et quelques autres mettent clairement en exergue l'intention des Etats-Unis et de l'Administration Roosevelt: forcer le monde entier, et surtout l'Europe et le Japon, à adopter une politique de «portes ouvertes» sur tous les marchés du monde, c'est-à-dire à renon­cer à toutes les politiques d'auto-centrage économique et à tous les «marchés protégés» coloniaux (l'Angleterre sera la princi­pale victime de cette volonté rooseveltienne). Cette ouverture globale devait valoir non seulement pour toutes les marchan­dises de la machine industrielle amé­ricaine, qui, avec les deux guerres mondiales, avait reçu une solide injection de conjonc­ture, mais aussi et surtout pour tous les produits culturels américains, notamment ceux de l'industrie cinématographique.

Carl Schmitt nous démontre que l'Empire britannique a été un «retardateur de l'histoire», en empêchant les conti­nents, les uni­tés civilisationnelles, de s'unir et de se fédérer en des grands espaces cohérents, au sein desquels au­rait régné une paix ci­vile. L'Angleterre, en effet, a protégé les «hommes ma­lades», comme la Turquie ottomane à la fin du XIXième siècle. Cette politique a été poursuivie après 1918 et après 1945, quand la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, qui, en ce domaine, prenaient le relais de Londres, remirent en selle et protégèrent des régimes caducs, sclérosés, obsolètes, inutiles, pesants, ridicules, corrompus. C'est non seulement vrai en Amérique la­tine et en Asie (le régime sud-vietnamien est l'exemple d'école) mais aussi en Europe où les clowneries de la po­litique belge ont pu se poursuivre, de même que les corruptions insensées de l'Italie, les bouffonneries de la IVième République en France, etc. La politique «retardatrice» anglo-américaine interdit aux nouvelles formes de socialité de s'exprimer, de se déployer et puis de s'asseoir dans les tissus sociaux. Plus d'alternatives, de nou­velles expériences visant à rendre les sociétés plus justes, plus conformes à la circulation réelle des élites, ne sont possibles dans un tel monde. Interdits aussi les nouveaux regroupements d'Etats dans le monde: panafrica­nisme, paneuropéisme, panara­bisme nassérien...

Dans l'optique de ses protagonistes, cette politique retardatrice-réactionnaire doit être consolidée par un impé­rialisme culturel en mesure de contrôler les peuples dans la douceur. L'Union Soviétique, elle, a contrôlé l'Europe centrale et orientale par le biais de ses armées, de son idéologie marxiste-léniniste, du COMECON, etc., tous instruments grossiers qui n'ont donné que de très piètres résultats ou ont connu carrément l'échec. Les événe­ments récents ont prouvé que les méthodes soviétiques de contrôle n'ont pas réussi à éradiquer les sentiments d'appartenance collective ni les consciences nationales ou religieuses pré-sovié­tiques. A l'Ouest, en revanche, la stratégie de contrôle américaine s'est montré plus efficace et plus subtile. Le ci­néma de va­riété américain a tué les âmes des peuples plus sûrement que les obus de char de l'armée rouge ou les ukases des ap­paratchniks commu­nistes. En disant cela, je ne dis pas qu'il n'y a pas de bons films américains, que les cinéastes d'Outre-At­lantique n'ont pas réalisé de chefs-d'œuvre. Indubitablement, dans ce flot de productions, il y a des œuvres géniales que nous reverrons sans doute avec plaisir et admiration dans quelques décennies. Mais, indépendamment du carac­tère génial de telle ou telle œuvre, la politique de l'impérialisme culturel a été de greffer sur le corps fortement historicisé de l'Europe l'idéologie du nivellement des Founding Fathers, avec son cortège grimaçant de phéno­mènes connexes: la sentimentalité débridée, le ma­nichéisme simplet et hystérique, le novisme pathologique haineux à l'égard de tout recours aux racines, la haine camouflée derrière le carton-pâte des bons sentiments, etc. Bref, un cortège qui aurait suscité la verve d'un Jérôme Bosch. Car l'invasion de ces affects mépri­sables a pour conséquence de diluer toutes les cohésions identitaires.

Aujourd'hui même, ce 16 janvier 1990, Dimitri Balachoff a déclaré au micro de la RTBF que les films américains sont univer­sels. Caractéristique qu'il trouve éminemment positive. Mais pourquoi universels? Parce que, ex­plique Balachoff, les Etats-Unis sont un melting pot et qu'en conséquence, tout produit culturel doit être compris par des Irlandais et des Anglais, des Es­pagnols et des Hispanics, des Noirs et des Indiens, des Italiens, des Juifs et des Français... Comment le film américain s'est-il débrouillé pour devenir cette sorte de koiné moderne de l'image? Balachoff nous donne sa réponse: par une simplification des dialogues, du contenu intellectuel et de l'intrigue. Mais comment peut-on mesurer concrètement cette simplification? Eh bien, parce que, dixit Balachoff, un film américain reste parfaitement compréhensible sans son pendant quinze minutes. Au con­traire, un film italien, privé de son, ne se comprendra que pendant trois minutes. Un film tchèque, dans la ligne des Kafka, Kundera et Havel, ne serait sans doute compréhensible que pendant trente secondes, si on coupe le son.

La tendance générale de l'impérialisme culturel américain est donc d'abaisser le niveau d'une production cinéma­tographique en-deçà même du niveau linguistique le plus élémentaire, parce toute langue est l'expression d'une identité, donc d'une manière d'être, d'une spécificité parfois difficile à comprendre mais d'autant plus intéressante et enrichissante. C'est cette volonté d'abaisser, de simplifier, que nous critiquons dans l'américanisme culturel contemporain. Cet appauvrissement de la langue et de l'intrigue, voilà ce que Claude Autant-Lara a voulu crier haut et fort dans l'hémicycle strasbourgeois. Il s'est heurté à l'incompréhension que l'on sait. Il a causé le scan­dale. Non pas tant à cause de quelques dérapages antisémites mais précisé­ment parce qu'il critiquait cette simpli­fication américaine si dangereuse pour nos créations artistiques. Des témoins oculaires, membres d'aucun parti, ont pu voir, après le départ théâtral des socialistes et des communistes, les visages consternés, inter­rogateurs et béotiens des députés conservateurs, libéraux et démocrates-chrétiens. L'un d'eux a même chuchoté: «Mais il est fou, il attaque l'Amérique!». Ce pauvre homme n'a rien compris... Ce pauvre homme n'a manifestement pas de lettres, pas de sens de l'esthétique, ce malheureux n'a pas saisi le sens de son siècle que l'on a pourtant nommé le «siècle américain».

Mais, à ce stade final de mon exposé, il me paraît utile de brosser un historique de l'américanisation culturelle de l'Europe de­puis 1918. Après la Grande Guerre, les Etats-Unis détiennent un quasi monopole de l'industrie ciné­matographique. Quelques chiffres: de 1918 à 1927, 98% des films projetés en Grande-Bretagne sont américains! En 1928, une réaction survient à Westminster et une décision gouvernementale tombe: 15% au moins des films projetés dans les salles du Royaume-Uni doi­vent être britanniques. En Allemagne, en 1945, les autorités alliées imposent, sur pression américaine, l'interdiction de tout Kartell. Dès que la zone occidentale récupère des bribes de souveraineté avec la proclamation de la RFA, le parlement, encore étroitement contrôlé par les autorités d'occupation, vote le 30 juillet 1950 une loi interdisant toute concentration dans l'industrie cinématographique allemande. Mais le cas français est de loin le plus intéressant et le plus instructif. En 1928, Herriot fait voter une loi pour protéger l'industrie française du cinéma, afin, dit-il, «de protéger les mœurs de la nation contre l'influence étrangère». En 1936, sous le Front Populaire, la France baisse la garde: sur 188 films projetés, 150 sont améri­cains. En 1945, 3000 films américains inondent l'Europe qui ne les avait jamais encore vus. André Bazin dira que, dans cette masse, il y a cent films intéressants et cinq à six chefs-d'œuvre. En 1946, Léon Blum, figure issue de ce Front Populaire qui avait déjà baissé la garde, accepte, devant la pression américaine, le défer­lement. En quoi cette pression américaine consis­tait-elle? En un ultimatum à la France ruinée: les Etats-Unis ne donneraient aucun crédit dans le cadre du Plan Marshall si les Français refusaient d'ouvrir leurs frontières aux productions cinématographiques américaines!! La France a capitulé et, quelques décennies plus tard, le linguiste et angliciste Henri Gobard en tirait les justes conclusions: la France, minée par une idéologie laïque de la table rase, débilitée par son modèle universaliste de pensée politique, devait tout logiquement aboutir à cette capitula­tion inconditionnelle. Elle avait arasé les cultures régionales patoisantes; elle tombe victime d'un universa­lisme araseur plus puissant, biblique cette fois.

Dans les années 50, la situation est catastrophique dans toute l'Europe: le pourcentage des films américains dans l'ensemble des films projetés en salle est écrasant. 85% en Irlande; 80% en Suisse; 75% en Belgique et au Danemark; 70% aux Pays-Bas, en Finlande, en Grande-Bretagne et en Grèce; 65% en Italie; 60% en Suède. Les choses ont certainement changé mais le poids de l'industrie cinématographique américaine reste lourd, y com­pris dans le monde de la télévision; il étouffe la créativité de milliers de petits cinéastes ou d'amateurs géniaux qui ne peuvent plus vendre leur travail devant la concurrence des gros consortiums et devant les onéreuses cam­pagnes publicitaires que ces derniers peuvent financer. De surcroît, il répend toujours l'idéologie délétère améri­caine sans racines donc sans responsabilité. Les lois anglaises de 1928 doivent donc être à nouveau soumises à discussion. L'esprit qui a présidé à leur élaboration devrait nous servir de source vive, de jurisprudence, pour lé­gi­fé­rer une nouvelle fois dans le même sens.

Quelle est la signification de cette politique? Quels en sont les objectifs? Résumons-les en trois catégories. 1: Les peuples d'Europe et d'ailleurs doivent être amenés à percevoir leurs propres cultures comme inférieures, pro­vinciales, obscurantistes, «ringardes», non éclairées. 2: Les peuples européens, africains, arabes et asiatiques doivent dès lors accepter les critères amé­ricains, seuls critères modernes, éclairés et moraux. Il faut qu'ils lais­sent pénétrer goutte à goutte dans leur âme les prin­cipes de cet américanisme jusqu'à ce qu'ils ne puissent plus réagir de manière spécifique et indépendante. 3: L'Etat ou le sys­tème qui deviennent maîtres de la culture ou, pour être plus précis, de la culture des loisirs, deviennent maîtres des réflexes so­ciaux. Une application subtile de la théorie pavlovienne... Cette politique, sciemment menée depuis 1945, recèle bien des dangers pour l'humanité: si elle parvient à pousser sa logique jusqu'au bout, plus aucune forme de pluralité ne pourra subsister, le kaléido­scope que constituent les peuples de la planète sera transformé en une panade insipide d'«humain trop humain», sans possibilité de choisir entre diverses alternatives, sans pouvoir expérimenter des possibles multiples, sans pouvoir lais­ser germer, dans des âmes et des espaces différents, des virtualités alternatives. Bref, nous aurions là un monde gris, con­damné au sur place, sans diversité de réflexes politiques. Pour le chanteur breton Alan Stivell, chaque culture exprime une facette spéci­fique de la réalité. Effacer une culture, la houspiller, c'est voiler une part du réel, c'est s'interdire de découvrir la clef qui donne accès à cette part du réel. Dans cette perspective, l'universalisme est une volonté d'ignorance qui rate pré­cisément ce qu'il prétend attendre, soit l'universel.

L'exemple des Pays Baltes est bien intéressant. Les peuples baltes regroupent cinq à six millions de personnes, très cons­cientes de leur identité, des ressorts de leur histoire, de leurs droits et de l'importance de leur langue. Après avoir croupi pendant quarante ans sous la férule soviétique, cette conscience populaire est restée vivante. A l'Ouest, il n'y a rien de sem­blable. L'expérience des écoles bretonnes doit se saborder. Au Pays Basque, la bas­quisation de certaines chaînes de télévision a fait que l'on a traduit en basque les épisodes du feuilleton Dallas!

Que convient-il alors de faire pour redresser la barre, dresser un barrage contre cet américanisme qui constitue, pour parler en un langage moins polémique et plus philosophique, une volonté d'extirper toutes identités et ra­cines, de biffer tous contextes pour laisser le champ libre à une et une seule expérimentation et pour interdire à jamais à d'autres virtualités de passer de la puissance à l'acte? Il faut engager un Kulturkampf radical dans tous les domaines de l'esprit et de la société et pas seulement dans le cinéma. Nous devons nous rendre pleinement indé­pendants de Washington tant dans le domaine alimentaire (nous importons trop de blé et de soja; avant l'entrée de l'Espagne et du Portugal dans la CEE, nous dependions à 100% des Etats-Unis pour notre consommation de soja, produit de base dans l'alimentation du bétail) que dans les domaines militaire et tech­nologique. Partout il nous faudra entreprendre une quête de nos valeurs profondes: en théologie et en philosophie, en littéra­ture et en art, en sociologie et en politologie, en économie, etc. Le Kulturkampf que nous envisageons oppose la plura­lité ka­léidoscopique des contextes et des identités à la grise panade du mélange que l'on nous propose, où le monde se réduira à un misérable collage de brics et de brocs coupés de leur humus.

Le Kulturkampf demande des efforts, de la participation, de l'intiative: publiez, traduisez, écrivez, parlez, orga­nisez confé­rences et fêtes, faites usage de vos caméras vidéo, lisez sans trêve. La fin de l'histoire qu'annoncent les triomphalistes du camp d'en face n'aura pas lieu. De la confrontation des différences, de la joie des fraternités et du tragique des conflits naissent synthèses et nou­veautés. Il faut que ce jaillissement ne cesse jamais.

Robert STEUCKERS.

Bruxelles et Louvain, 15 et 16 janvier 1990.