lundi 10 mai 2010

Ni keffieh, ni kippa, la réponse d'Alain de Benoist


Par Alain de Benoist 

Ni 
keffieh, ni kippa, la réponse d'Alain de Benoist
 
A l’occasion des récentes opérations de guerre menées par Israël dans la bande de Gaza, on a vu une grande partie de la « mouvance nationale » se diviser en adoptant des positions totalement opposées : soutien inconditionnel à Israël (« un exemple pour la France chrétienne ») ou soutien non moins inconditionnel avec les combattants du Hamas. Qu’en pensez-vous ?

En tant qu’observateur extérieur à la mouvance en question, je vois surtout dans cette division un salutaire éclaircissement. Les fronts se précisent lorsque chacun choisit son camp. C’est la preuve que de nouveaux clivages traversent aujourd’hui toutes les familles politiques, et que la « mouvance » dont vous parlez ne correspond plus à grand chose. En tant que mouvance, elle n’est plus portée que par des souvenirs du passé. Ce sont les nouveaux clivages qui annoncent les mouvances futures.

D’autres, cependant, ont choisi de rester étrangement atones à propos des « événéments » de Gaza. Certains ont même résumé leur position par cette formule : « Manger hallal ou casher ? Non merci. Nous, nous préférons le cochon ». Un commentaire ?

Il n’y a pas grand-chose à répondre à des gens qui, fût-ce à titre symbolique, confondent politique et gastronomie. Sinon qu’on voit mal pourquoi le fait d’aimer le « cochon », ce qui est mon cas, devrait interdire de manger aussi hallal ou casher à l’occasion !

L’idée générale est qu’il faudrait rester neutre dans les affaires qui ne nous concernent pas…

Dans un monde globalisé, je serais curieux de savoir quelles sont les affaires qui ne nous concernent pas. Mais tout dépend de ce que l’on entend par « nous ». Quand on a choisi de s’enfermer dans la fièvre obsidionale et sectaire, on est effectivement concerné par peu de choses extérieures. Dans la vie réelle, les choses se posent différemment. Un pays qui raisonnerait de la sorte n’aurait bientôt plus de politique étrangère et sortirait de l’histoire.

La notion de neutralité ne peut pas non plus être tordue plus que mesure. Carl Schmitt nous l’a rappelé : s’affirmer neutre, c’est encore prendre position. Quand il y a un agressé et un agresseur, la neutralité d’un tiers profite objectivement à ceux qui agressent. Dominique de Villepin le disait l’autre jour très justement : l’équidistance est impossible à tenir lorsque l’on est en présence d’un conflit asymétrique. Or, c’est précisément ce type de conflits qui se développe aujourd’hui un peu partout.

Le refus de prendre position ne s’explique-t-il pas tout simplement par la peur de se mouiller ?

Cela joue sans doute, mais je ne ferai de procès d’intention à personne. Dans l’idée que ce qui se passe à Gaza « ne nous concerne pas », je vois surtout, plus profondément, la marque lamentable, pathétique, de ce qu’on appelle en philosophie la métaphysique de la subjectivité, ou de façon plus familière le nombrilisme tribal. L’individualisme consiste à ne s’intéresser qu’à soi-même, et à se désintéresser des autres. Le nombrilisme tribal élargit le « je » en « nous », mais en conservant le même raisonnement : le moi collectif est à la fois le bien absolu et le seul critère de vérité. Si le moi c’est la France, les Allemands ou les Italiens ne me concernent en rien (on dénoncera la musique de Wagner comme une « musique de Boches »). Si le moi c’est l’Europe, on se fout de tout ce qui n’est pas européen (on dénoncera le jazz comme une « musique de Nègres »). L’Autre, c’est pas moi, donc c’est mal, impur, menaçant. Pas question dès lors de s’intéresser aux élections américaines, à la situation intérieure de la Chine, à ce qui se passe en Amérique latine ou en Afrique noire. Ca ne nous concerne pas ! On ne pourra, de même, que condamner les « soldats de fortune », sans oublier les têtes brûlées qui se battaient naguère aux côtés des Karen de Birmanie (encore des gens qui ne nous concernaient pas !). Trotsky raisonnait de la même manière quand il écrivait Leur morale et la nôtre : le bien c’est nous, point final. Un « identitaire » avant la lettre, en quelque sorte.

Il fut une époque où l’on trouvait conforme à l’honneur de se battre pour une cause noble et juste, même lorsqu’elle n’était pas la nôtre. On jugeait également honorable d’être activement solidaire des populations martyrisées et de ceux qui résistaient à l’oppression. Avec le nombrilisme tribal, cette époque s’achève. On s’oriente vraiment vers le degré zéro de la réflexion.
notes
Cet entretien est paru dans le n° 7 du magazine Flash.